A. Le danger théoriciste

On a pu voir dans les écrits d'Althusser un "projet théoriciste et structuraliste"¹²⁵¹. Son approche est finalement voisine de celles de Lucien SEBAG¹²⁵² ou de POULANTZAS. On y trouve le même désintérêt pour l'analyse historique empirique, la même recherche de "structures"¹²⁵³ et surtout, une sous-estimation de la pratique politique. John Lewis a pu parler d' "intellectualisme"¹²⁵⁴ et de "dogmatisme extrême"¹²⁵⁵, critiques fréquentes en France¹²⁵⁶. En fait, à la suite des mises au point d'Argenteuil¹²⁵⁷, Althusser, comme en témoigne la réédition de Lire le Capital. a pris conscience de ce danger d'une "tendance théoriciste" et de l'utilisation équivoque d'une terminologie "trop voisine de la terminologie "structuraliste"¹²⁵⁸. Il avance même dans un article que "ce ne sont pas les intellectuels, même théoriciens, ce sont les masses qui font l'histoire. Il faut apprendre auprès de la théorie - mais en même temps, et c'est capital, il faut apprendre auprès des masses"¹²⁵⁹. Il semble malgré tout exagéré de soutenir comme Saul KARZ que "l'appel à la théorie fonctionnait politiquement" dès l'origine¹²⁶⁰, mais il y a certes, dans l'œuvre globale d'Althusser, une "articulation" entre "théorie" et "politique"¹²⁶¹. Maurice CORNFORTH relève sans doute de façon excessive une absence de dialectique dans la pensée d'Althusser. Il serait contestable de présenter le marxisme sous forme de "thèses" et d'opposer des concepts comme "science et idéologie", "matérialisme scientifique et humanisme"¹²⁶². Il faut soumettre l'antihumanisme théorique à une critique politique comme toute position philosophique. Tout comme existe un humanisme bourgeois, il y a aussi une "idéologie antihumaniste bourgeoise", qui caractérise le "positivisme conservateur dans les sciences humaines" - l'homme est évacué au profit de structures naturelles¹²⁶³. On sous-estime de la sorte l'importance de la lutte des classes¹²⁶⁴, tout en rendant difficile un processus d'alliance politique à partir de telles positions¹²⁶⁵.

On peut reprocher aussi à ALTHUSSER de faire peu de cas des analyses historiques¹²⁶⁶, et de tomber dans les thèmes à la mode quant aux situations politiques récentes. Sans reprendre des analyses connues sur l'attrait de la Chine pour les intellectuels occidentaux¹²⁶⁷, on pourra relever que le philosophe français procède par affirmations lorsqu'il prétend que la révolution chinoise poursuit une "critique concrète" de la "déviation stalinienne"¹²⁶⁸. Quand "la protestation politique de masse du "socialisme à visage humain" de nos camarades de Prague"¹²⁶⁹ ne fait pas l'objet de la moindre réserve, on peut se demander s'il a envisagé toutes les implications politiques de la question. La démocratisation avait libéré des forces hostiles au socialisme et à l'idée d'un parti d'avant-garde¹²⁷⁰.

ALTHUSSER a reconnu récemment sa "déviation" "théoriciste"¹²⁷¹ convenant qu'il a sous-estimé le rôle de la lutte des classes dans la théorie, mais refusant le terme de "structuralisme"¹²⁷².

Il reste cependant le danger de l'utilisation abusive et mécaniste des positions de ce philosophe communiste au mépris des analyses des organisations ouvrières, par des universitaires "marxistes". Socialement, la prise en compte de l'aspect "critique" du marxisme au détriment de son contenu positif traduit bien le passage de jeunes intellectuels bourgeois sur les positions de la classe ouvrière¹²⁷³. Il conviendrait de leur rappeler que leur maître écrivait en 1968 "... Je me soumets d'avance, comme communiste, aux conditions indispensables à toute recherche dans la théorie, à la critique des militants de la lutte de classe révolutionnaire"¹²⁷⁴.