Au terme de cette étude, nous devons porter une appréciation d'ensemble sur le marxisme britannique contemporain. Elle implique au préalable, une validation de la méthode utilisée.
Sur le plan méthodologique, deux principes ont été les nôtres1340, la construction de l'objet de la recherche, l'utilisation du marxisme comme explication d'ensemble.
Nous avons essayé, avant d'édifier1341 les éléments analysés, de rompre avec ce qu'on peut appeler les idées reçues. Il s'agissait par conséquent, de dépasser les approches les plus répandues de la réalité britannique, et d'en finir avec le préjugé selon lequel le marxisme n'aurait jamais pris racine en Grande-Bretagne, ou n'y serait qu'une entité dérisoire. La fascination qu'exercé la force du socialisme réformiste d'Outre Manche, fait oublier trop facilement la vigueur de la minorité révolutionnaire à l'intérieur du mouvement ouvrier anglais. Les observateurs ont souvent présenté un socialisme britannique à l'image de leurs désirs plus qu'en conformité avec le réel.
La construction de l'objet d'étude impose une autre rupture, le rejet de l'empirisme. Il est séduisant de croire qu'on pourrait partir des faits, pour en tirer des hypothèses et des conclusions. C'est sans doute le propre du journalisme. La science politique, délaissant une neutralité illusoire, demande au départ un point de vue sur la réalité. Nous avons eu recours au matérialisme historique.
Il serait injuste de qualifier de narcissisme, l'interrogation du marxisme sur lui-même, car ce devrait être le propre de toute pensée critique. Le marxisme a réussi à juger les systèmes de société qu'il condamne. Il a semblé plus embarrassé pour apprécier les organisations ou les doctrines qu'il inspire, dans leur pratique politique ou théorique. L'évocation rituelle des écrits de MARX et d'ENGELS, puis de LÉNINE, enfin de quelque "théoricien" de seconde zone, sans référence aucune à une situation concrète, a trop souvent remplacé le marxisme vivant et créateur. Le marxisme est devenu ainsi dans certains cas "non pas une théorie scientifique constituée, mais,: une tradition"1342
Nous avons essayé, au contraire, d'utiliser le marxisme, comme une méthode à la fois critique et historique, ce qui ne signifiait en aucune façon une concession à l'idéologie dominante, qu'elle fût présentée de façon traditionnelle ou sous couvert de telle ou telle idée à la mode.
Nous pensons avoir montré que dans une formation économique et sociale donnée, les idées politiques étaient l'expression des conflits de classes qui s'y manifestaient. De même qu'il n'y a pas un monde des idées isolé du quotidien, il n'y a pas, en matière d'idées politiques, de distinction à faire entre le matériau noble que serait l' "ouvrage" de philosophie politique et l'écrit directement militant. Le marxisme britannique nous est apparu surtout à travers ces journaux, ces brochures ou même ces témoignages qui reflètent, si besoin était de le confirmer, la lutte des classes que mène le prolétariat britannique.
A travers la profusion des documents, la multitude des points de vue, se dégage très bien l'hypothèse que les idées politiques d'un homme, n'ont guère d'originalité, au regard de celles de sa classe d'appartenance ou de référence. L'étude des idées d'un intellectuel collectif, comme le parti communiste, renforce ce point de vue. L'individu n'est pas souverain au royaume des idées. Cependant, une vision trop mécaniste doit être écartée. L'autonomie relative qui caractérise la production intellectuelle de chacun explique l'apport éminent de certains théoriciens au développement de la pensée ; Il suffit de citer à cet égard les fondateurs du marxisme.
Une appréciation d'ensemble du marxisme contemporain en Grande-Bretagne, autorise à conclure à la fois sur sa diversité et son unité.
Le marxisme britannique nous a donné l'impression d'être varié. Dans leur forme d'organisation, dans leurs idées, les trois courants présentés semblent différents.
On va du centralisme démocratique du parti communiste, à l'inorganisation actuelle de la New-Left, en passant par les formules inspirées du bolchevisme, des groupes gauchistes. Dans un premier cas, il s'agit d'un parti politique révolutionnaire doté d'une certaine stabilité. Le courant de la Nouvelle Gauche se réduit à quelques publications, aux intellectuels talentueux qui les animent et à un public universitaire. Dans le Gauchisme, l'organisation est toujours objectivement en sursis avec les risques du droit de tendance. Subjectivement elle se veut souvent le parti révolutionnaire en construction.
En ce qui concerne les idées exprimées, la différence apparaît aussi. Les publications communistes expriment le plus souvent les positions du parti et non d'individualités, sauf en matière d'histoire ou de philosophie, domaines dans lesquels le débat reste ouvert. Tous les problèmes sont abordés, des plus quotidiens aux plus théoriques. Le parti communiste s'occupe aussi bien de la défense de l'emploi et du niveau de vie1343, que de questions religieuses. Les analyses ont surtout l'intérêt d'être unifiées dans un projet révolutionnaire global, exprimé en particulier dans le programme du parti. Les idées du parti communiste britannique constituent ainsi, en principe, une arme efficace pour la lutte de classes politique du prolétariat. Elles donnent un sens à son combat sous toutes ses formes.
La Nouvelle Gauche a publié des travaux de poids sur chacun des thèmes qu'elle a envisagés. Le contraste est frappant entre la capacité critique des études prises séparément, et l'absence de lien entre elles. Nous avons vu par exemple, que la notion de capitalisme monopoliste d'état qui permet à notre avis d'expliquer la nature d'une société comme la Grande-Bretagne, était rejetée par Ralph MILIBAND1344. Il est bien évident que si le système de pensée qui unifie les travaux de la Nouvelle Gauche n'est pas le marxisme, il s'agit nécessairement d'une variante de l'idéologie dominante.
Les courants gauchistes enfin, ont la caractéristique de présenter une perspective, qui n'est, ni globale, ni approfondie.
Il est bien certain que les circonstances historiques ont façonné les trois tendances. Il n'est pas sans importance que le parti communiste, né de la fusion d'organisations révolutionnaires de la classe ouvrière britannique, ait à son actif un demi siècle de luttes, d'espoirs et de défaites. Il a l'expérience des impasses où mène, l'isolement politique. Il sait la faible audience,en Grande-Bretagne, des modèles étrangers.
La Nouvelle Gauche est trop liée à la déstalinisation et aux lacunes du mouvement communiste dans la période précédente, pour ne pas perdre progressivement sa raison d'être. Le "communisme démocratique" qu'appelait de ses vœux, E.P. THOMPSON, un des fondateurs de la New-Left1345, n'est-il pas réalisé aujourd'hui dans le parti communiste ?
L'histoire des organisations gauchistes est à la fois très ancienne, si on les considère en bloc comme une tendance du mouvement ouvrier, et plus récente du fait de leur caractère éphémère. Elles naissent souvent d'une scission du mouvement communiste international, qu'elles en soient l'expression immédiate ou le legs désuet dans la réalité présente. On comprend ainsi l'hésitation fréquente entre le rappel incantatoire du passé, et l'attrait pour un activisme immédiat. Les principes directeurs du marxisme, de la lutte des classes à la dictature du prolétariat, sont assurément invoqués, mais les moyens de les mettre en œuvre ou bien ne sont pas définis, ou bien méconnaissent singulièrement les situations concrètes.
Plus que tout autre trait, c'est la composition sociale et la position de classe de chacune des tendances du marxisme britannique, qui permet de la définir. Les organisations gauchistes ont une clientèle principalement étudiante. Leur implantation ouvrière quand elle existe, est trop réduite pour donner naissance à une vision d'ensemble des problèmes sociaux,. L'économisme se transforme trop souvent en activisme stérile. La Nouvelle Gauche traduit assez bien la difficulté pour des intellectuels d'exprimer des idées révolutionnaires sans être sur les positions de l'avant-garde de la classe ouvrière. Seul le parti communiste est lié au prolétariat. Comme il attire assez peu d'intellectuels, il souffre d'un certain empirisme.
Il ne suffit donc pas qu'une organisation se dise marxiste pour qu'elle le soit. Le marxisme ne peut être séparé de l'organisation d'avant-garde de la classe ouvrière. Certes des individus ou des groupes qui y restent étrangers peuvent contribuer au développement du marxisme, mais ils présentent une double insuffisance. Ils sont dans l'incapacité de donner une vision d'ensemble scientifique et cohérente de la réalité. Ils ne sont pas liés à la lutte révolutionnaire du prolétariat ; quand ils se soucient d'action politique ils agissent en vertu d'une idée pure de la révolution et non pas en fonction des rapports de force, ils condamnent parfois les organisations ouvrières.
Ainsi s'impose une première conclusion.
Le marxisme peut connaître un développement autonome grâce aux travaux de certains intellectuels. Cependant un support ouvrier et militant,coordonné dans un parti d'avant-garde, conditionne son existence. Le marxisme reste avant tout le fondement théorique de la lutte du mouvement ouvrier révolutionnaire organisé.
En dépit de sa variété, le marxisme britannique contemporain est relativement homogène.
Il s'enracine d'abord dans une réalité nationale. Le marxisme britannique est l'héritier du socialisme marxiste dominant dans les années 1880. Le parti socialiste de Grande-Bretagne est une survivance désuète du passé qui n'a pas intégré l'apport de LÉNINE au marxisme. Au contraire, la doctrine du parti communiste britannique est faite à la fois de strates successives de l'histoire nationale et de l'expérience du mouvement ouvrier international. Le parti communiste se réclame de la tradition radicale et révolutionnaire anglaise, et son histoire se fond dans les luttes de la classe ouvrière. Il porte, comme la Nouvelle Gauche, un intérêt très vif à la révolution bourgeoise de son pays, ainsi qu'à la formation de la classe ouvrière.
Ce n'est pas dans un modèle étranger, mais bien en Grande-Bretagne que les marxistes britanniques ont pu voir l'importance du Parlement. Plus sans doute qu'aucun autre parti communiste, le P.C.G.B. a montré le rôle que la conquête d'une majorité des suffrages pouvait jouer dans le passage au socialisme. Le programme des Niveleurs, la Charte du peuple, le long combat pour étendre le droit de vote viennent inévitablement à l'esprit, de même que l'arrivée de représentants de la classe ouvrière au Parlement. C'est justement au "socialisme parlementaire"1346, que Ralph MILIBAND a consacré une de ses plus longues études. A l'opposé, le courant gauchiste, sauf le P.C.G.B. semble singulièrement détaché de cette fascination qu'exerce le Parlement sur le mouvement ouvrier britannique. C'est pourquoi il est pour les objectifs à long terme, plus conforme à ses homologues étrangers qu'à la réalité britannique. A son origine, le parti communiste aussi s'opposait au Parlement et avait les mêmes faiblesses.
La prise en compte de la déstalinisation est sans aucun doute, la seconde caractéristique commune aux trois tendances du marxisme britannique. Pour la Nouvelle Gauche le phénomène est incontestable, puisque c'est de la que date sa création et que ses premières analyses y sont tout entières consacrées. En revanche tous les groupes gauchistes ne sont pas concernés ; les événements des années 1956-1957 ont sans conteste renforcé le trotskysme britannique qui existait bien auparavant, tandis que les fractions maoïstes refusent cette déstalinisation. Globalement, l'anti-communisme de ces mouvements s'est plutôt trouvé accru. Il est plus difficile d'apprécier la portée de la déstalinisation sur le parti communiste. La démocratisation du parti après 1957, la libre confrontation des points de vue dans Marxism Today, le renforcement du dialogue avec les Chrétiens, et l'attitude de plus en plus indépendante du P.C.G.B. dans le mouvement communiste international, sont indiscutables. Mais l'exode des intellectuels du parti n'a pas été comblé complètement jusqu'ici. En outre, le renouveau du marxisme n'est pas toujours évident. Ce n'est pas de la fin de l'époque stalinienne que date le programme de passage pacifique au socialisme, mais de 1951, même s'il a été remanié depuis. A l'opposé, les étapes concrètes de sa réalisation ne semblent pas avoir fait l'objet d'études très sérieuses avant 1974. Même si les effets de la déstalinisation ne sont pas perçus de façon immédiate dans le parti communiste, il souffre surtout d'un défaut, qu'il partage d'ailleurs avec les autres branches du marxisme britannique.
La dernière caractéristique du marxisme britannique est, sans aucun doute sa faiblesse théorique. Plutôt que de dénoncer dans les écrits de la Nouvelle Gauche, un marxisme imprégné d'une conception historiciste du sujet, comme le fait M. POULANTZAS1347, ce qui signifie que le marxisme britannique n'est pas gagné par le structuralisme, il faut voir ses lacunes véritables.
Il ne s'agit pas pour autant de dresser un réquisitoire puéril et prétentieux qui méconnaîtrait la richesse propre à chaque mouvement ouvrier, et l'autonomie des partis communistes nationaux. On a suffisamment souligné les incohérences de la New Left et du Gauchisme, pour s'en tenir à présent au marxisme le plus élaboré, celui du parti communiste. On a relevé plusieurs fois qu'aucune étape n'apparaissait clairement dans son programme de transition au socialisme. En fait, le P.C. espère surtout faire évoluer le Labour Party en utilisant sa structure fédérale. Les succès communistes dans les syndicats, qui contrastent avec l'échec généralisé aux élections parlementaires, expliquent,dans une certaine mesure, l'inaptitude relative du parti, à raisonner en termes de conquête du pouvoir politique. Sur un plan plus général, il est permis de constater une grande confusion dans les débats sur l’humanisme. Les points de vue les plus divers s'expriment, parmi lesquels l'idéalisme tient une large place. A aucun moment, le parti n'intervient pour fixer une position de principe. Ainsi coexistent dogmatisme et idéalisme. Ils sont l'indice d'une insuffisance théorique.
Que retenir en définitive, sinon que le marxisme britannique apparaît dans toute son ampleur, seulement quand il est l'expression du prolétariat révolutionnaire organisé, et qu'il souffre de l'incapacité à la théorie, de l'empirisme traditionnel de la classe ouvrière anglaise.
Faute d'une arme théorique suffisante, celle-ci est vouée au réformisme. En Grande-Bretagne, malgré l'essor des luttes, l'idéologie bourgeoise a gagné le socialisme, et le marxisme n'en est pas totalement exempt. Le progrès des idées politiques n'a pas suivi le rythme ascendant des forces sociales.
cf. supra l'Introduction
cf. "le fait scientifique est conquis, construit, constaté" p. 24 in P. BOURDIEU, J.C. CHAMBOREDON, J.C. PASSERON op. cit.
ib. p. 44
Morning Star 3/7/1975
cf. supra IIe PARTIE. CH. II
cf. supra Ière PARTIE CH. III
R. MILIBAND. Parliamentary Socialism pp. cit.
N. POULANTZAS art. cit.