2) Le mythe de la démocratie anglaise dans la même politique

Les bourgeoisies française et internationale, et leurs idéologues s'intéressent à un pays "sans lutte de classes". La Grande-Bretagne, d'ennemi héréditaire, est devenue un allié modèle, et un modèle tout court assez éloigné de la réalité. Cette vision déformée du système politique anglais est ancienne. MONTESQUIEU voit dans les institutions britanniques, l'exemple parfait de la séparation et de l'équilibre des pouvoirs45. Il admire surtout dans la "Constitution d'Angleterre", les garanties qu'elle offre à l'individu46. VOLTAIRE insiste à son tour sur les notions de liberté et de règne de la loi dans le gouvernement anglais47. Les idées de MONTESQUIEU constituent la base de "l'interprétation classique du droit public anglais". On les trouve dans les Commentaires sur les lois de l'Angleterre, du juriste tory BLACKSTONE, en 176548

L'analyse marxiste discerne de façon plus intéressante, dans la séparation des pouvoirs, la traduction d'un rapport de forces dans les institutions49. Elle note aussi que cette séparation prend très vite un caractère formel50. La doctrine libérale perçoit d'ailleurs cette résolution historique. BAGEHOT décrit la constitution britannique comme "l'union étroite, la fusion presque complète des pouvoirs législatifs et exécutifs" par l'intermédiaire du Cabinet51, mais considère que "l'autorité ultime" est la Chambre des Communes nouvellement élue52. On passe avec OSTROGORSKI de l'étude des "formes politiques" à celle des "forces politiques"53. Les partis permettent de lier l'individu à la Société politique dont "l'avènement de la démocratie a brisé les anciens cadres"54. Depuis, la science politique française met plutôt l'accent sur la domination partisane55. Sa vision s'est donc transformée en partie56. Elle donne malgré tout, une image très convenue du système politique britannique. La liberté que devaient garantir les institutions aurait pénétré l'ensemble du corps social.

On insiste donc sur le libéralisme57 ou l'esprit de liberté et la stabilité politique58. Parmi les raisons de ces deux vertus, le bipartisme, le réformisme, voisinent; avec des données moins rationnelles, l'insularité59, le pragmatisme, l'esprit de compromis et de tolérance60 le calme enfin, des britanniques61. André SIEGFRIED s'est illustré dans cette description de "l'âme anglaise"62, Il est plus intéressant de relever l'accord fondamental des deux partis dominants, sur le système politique, et l'intégration de leurs responsables à une même "classe politique"63 imprégnée de cette tradition de BURKE selon laquelle la société est un organisme qui ne peut être changé que progressivement64. Ce consensus ferait de la "démocratie à l'anglaise"65 un modèle66. La "sagesse politique", la "modération des luttes politiques, la "méfiance de toute action révolutionnaire" sont exaltés67. On voit à quels objectifs idéologiques, répond une telle vision, de même que la mythologie touristique de la bonne vieille Angleterre traditionnelle68, celle du "gentleman", largement présente dans le roman français69.

Cette ratification, sinon, cette glorification du présent, trouve son fondement dans la conception "whig" de l'histoire, oublieuse de toute référence au contexte social. Depuis la révolution de 1640, et surtout son "glorieux" achèvement de 1688, le développement de la société britannique aurait vu un progrès constant des libertés, du Gouvernement représentatif du bipartisme et de la stabilité politique inconnue au XVIIe siècle70, Dans le même ordre d'idées, on soutient souvent que la société britannique a produit un socialisme, pour l'essentiel étranger au marxisme.

Notes
45.

Livre onzième, "Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution". CH. VI "De la Constitution d'Angleterre" p. 115& s., in. MONTESQUIEU De l'Esprit des Lois (1748) Introduction et notes par J. ERHARD. Paris Editions Sociales 1969 333 p

46.

ib.

47.

VOLTAIRE. Dictionnaire philosophique Article Gouvernement IV (1771) p. 187 à 191 in. R.POMEAU Politique de Voltaire Paris Colin 1963 254 p.

48.

E. HALEVY op. cit. p. 1 et 2.

49.

"Prenons comme exemple un temps et un pays ou la puissance royale, l'aristocratie et la bourgeoisie se disputent le pouvoir et où celui-ci est donc partagé ; Il apparait que la pensée dominante y est la doctrine de la division des pouvoirs qui est alors énoncée comme une "loi éternelle", p. 146-147 in. MARX, F. ENGELS. L'idéologie allemande, op. cit.

50.

F. ENGELS "The position of England. the British Constitution" in Vorwarts Sept. Oct. 1844 pp.32-58 in K. MARX, F. ENGELS Articles on Britain. op. cit.

51.

p. 9 in BAGEHOT The English Constitution (1867) London Oxford University Press 1968. 312 p.

52.

ib. p. 201

53.

p, VIL in OSTROGORSKI. La démocratie et l'organisation des partis politiques T I Paris Calman Levy 1903. 609p.

54.

M. DUVERGER. Institutions politiques et Droit constitutionnel Paris PUF 1970 Themis IIème édition 872 p. p249

55.

ib. p. 1

56.

Sur "le mythe français" du régime anglais cf. LALUMIERE P., A. DEMICHEL. Les régimes parlementaires européens . Paris PUF 1966 Themis 625 p. p. 89

57.

G. BURDEAU Traité de science politique,. Paris Pichon et Durand Auzias. L.G.D.J. T VI V. I 1971 2° éd. 397 p. pp. 59 a.j. 252 &.s.

58.

p. 10 - 11 in M. CHARLOT. La vie politique dans l'Angleterre d'aujourd'hui. Paris Colin 1967 V.2 310 p.

p. 249 in M. DUVERGER op. cit. p. 362 in A, HAURIOU, Droit constitutionnel et institutions Politiques. Paris Montchrestien 911 p.

59.

M. CHARLOT. op. cit. p, 7 A. HAURIOU. op. cit. p. 317

60.

HAURIOU ib, E. HALEVY, op. cit. T.II. Du lendemain de Waterloo à la veille du reform bill (1815-1830) Paris Hachette 1927 2° éd. 291 p.

61.

J. CADART. Régime électoral et régime parlementaire en Grande-Bretagne Paris Colin 1948 Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences Politiques 224 p-p 114 & s.

62.

A. SIEGFREID, L'âme des peuples Paris Hachette 1950 221p, et surtout p. 79 & .s. "La ténacité anglaise".

63.

P. LALUMIERE, A. DEMICHEL op. cit. pp: 61 & s. 95

64.

D'après Richard CROSSMAN cf. Echos de la Grande-Bretagne Nov. 1971 "Les Libertés" p. 2

65.

M. CHARLOT, La démocratie à l'anglaise les campagnes électorales en Grande-Bretagne depuis 1931. Paris Colin 1972 Cahiers de la fondation nationale des Sciences Politiques 446 p.

66.

J. CADART, Droit Constitutionnel et Institutions Politiques Lyon Faculté de Droit 1967-1968 T I 650 p, T Il 338p-p342

67.

J. CADART, Régime électoral op, cit. p. 114 a.j.

68.

P. BOURDAN. Perplexités et grandeur de l'Angleterre. Paris Stock 1945 427 p. P.O. LAPIE Aujourd'hui l'Angleterre Paris Plon 1972 341 p, J. QUEVAL. De l'Angleterre Paris Gallimard 1956 283 p.

69.

M.F. GUYARD La Grande-Bretagne dans le roman français 1914 - 1940. Paris Didier 1954 394 p.

70.

H. BUTTERFIELD The whig interpretation of history. Harmondsworth Penguin Books 1973. 95 p. J.R. HALE. The évolution of British historiography From Bacon to Namier. London Macmillan 1967 J.H. PLUMB. The Growth of political StabILLty in England.1675-1725, 380 p. Penguin University Books 1973 207 p.A.L. ROWSE. The spirit of English history London Longman and Co 1943 150 p.