Sans remonter aux traditions de lutte populaire du Moyen-Age79, ni aux premières formes de l'utopie anglaise"80, on peut voir dans les courants les plus avancés de la révolution de 1640, l'origine du mouvement ouvrier révolutionnaire en Angleterre. Mais le socialisme est lié à l'apparition de la classe ouvrière. Il naît de la révolution industrielle81. Il porte la marque d'une des particularités de l'histoire anglaise, la lenteur avec laquelle une nouvelle classe sociale trouve en elle-même son personnel dirigeant, ou l'écart constant entre le développement social et sa traduction politique.
A la fin du XVIIIe siècle, la hausse des prix des denrées alimentaires après 1760, et la baisse des salaires réels, mécontentent le peuple. Dans la classe moyenne se développe un mouvement radical, qui propose un programme démocratique de réforme parlementaire. En même temps, le syndicalisme ouvrier fait ses premiers pas, mais son organisation reste primitive, comme les formes de combat du prolétariat en formation82. C'est une période d'affrontements politiques. La riposte à la législation antiouvrière du pouvoir est avivée par l'exemple de la Révolution Française. La lutte des tisserands écossais en 1804-1805, le luddisme, annoncent les émeutes et les grèves nombreuses qui suivent la dépression industrielle liée à la guerre contre la France en 181583. La classe ouvrière est misérable. Le mouvement des"enclosures" a réduit beaucoup d'ouvriers agricoles au chômage. En ville, les conditions de travail et d'existence empirent, même pour les ouvriers qualifiés. Les années 40 sont vraiment les "Hungry porties" ("les années de la faim"). Le taux de mortalité tombé de 33 % à 20 % entre 1730 et 1810 passe à près de 21 % en 184084.
Le développement du syndicalisme, et la diffusion des idées socialistes utopiques, surtout celles d'OWEN, par la presse, amènent la classe ouvrière à l'action politique. Elle participe au vaste réseau des "unions politiques" constitué dans les années 30, et qui rassemble une large alliance pour un bill de réforme. Les élections de 1830 voient la défaite des Tories, mais la répression pratiquée par les Whigs contre les paysans rend les travailleurs méfiants à leur égard. Les éléments les plus radicaux se retrouvent dans la National Union cf.Working Class and Others fondée en 1831. En 1832, une loi soutenue par les masses du fait de l'opposition des lords, accorde le droit de suffrage aux capitalistes industriels et à leurs alliés des classes moyennes. La lutte pour la démocratie se mène dès lors sous la direction de la classe ouvrière, qui se désintéresse d'abord de l'action politique85 au profit du syndicalisme86
C'est alors qu'apparaît le Chartisme, premier mouvement politique autonome de la classe ouvrière. L'origine de la Charte est le London Working Men's Association qui rassemble en 1836, artisans et ouvriers londoniens et mobilise les masses sur le programme suivant : suffrage universel, parlements annuels, vote au scrutin secret, indemnisation des membres du Parlement, suppression de l'obligation pour eux d'être propriétaires, égalité des circonscriptions électorales87. Le Chartisme rassemble des groupes divers. Aux radicaux des classes moyennes et aux artisans assez privilégiés, qui sont plutôt légalistes, s'ajoutent les ouvriers industriels qualifiés groupés en unions corporatives. La masse des ouvriers d'usine constitue la section la plus avancée, mais souffre de son incapacité à dégager des cadres et de son absence de liens avec le syndicalisme, sauf chez les mineurs88.
L'ampleur du Chartisme est indéniable, une manifestation à Manchester en 1838, rassemble 250.000 personnes89, le Northern Star d'O'CONNOR, tire à 10.900 exemplaires90, une pétition accompagnant l'élection des délégués à une Convention londonienne devant représenter tout le mouvement, comporte 1.250.000 signatures91. Malgré tout, le Chartisme échoue en 1839-184092. Mais il devient plus ouvrier et ses membres prennent conscience de la nécessité d'une organisation forte avec une direction centralisée, en liaison avec le syndicalisme. En 1841, la National Charter Association est le premier véritable parti de la classe ouvrière. Mais l'échec se renouvelle en 1842, à cause du manque de coordination des grèves et de l'essor économique qui modère les syndicats. Le Chartisme renaît pour la troisième fois en 1847, mais une phase d'expansion jusqu'à cette date, améliore le sort des ouvriers qualifiés. La Charte ne représente plus l'ensemble de la classe ouvrière, mais les non qualifiés et sa fraction la plus militante. Le mouvement s'effondre en 1848 malgré le souffle apporté par la question irlandaise et la révolution en France. Ensuite, il n'a plus qu'une faible audience93.
Il n'est pas inutile d'ailleurs, d'insister sur le caractère présocialiste du Chartisme. Il est "la forme condensée de l'opposition à la bourgeoisie"94 en tant que "mouvement essentiellement ouvrier", "social"95. Mais la doctrine reste "peu évoluée", son principal moyen de transformation social est "le morcellement de la propriété foncière"96, même après 1848 pour Ernest JONES dont les idées sont très proches du marxisme 97. C'est donc un socialisme agraire.
Le Chartisme demeure pourtant,comme l'a qualifié LÉNINE, le "premier mouvement révolutionnaire prolétarien, de masse, politiquement organisé "98. Il assure le lien par son programme à caractère socialiste de 1851, entre les luttes des années 40 et le socialisme ultérieur d'inspiration marxiste.
K.R. MARX. op. cit. p. 23
A.L. MORTON, L'utopie anglaise Paris Maspero 1964, 253 p.
EJ. HOBSBAWM. Primitive Rebels Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19 th and 20 th Centuries. Manchester University Press 1971, 211 p. E.P. THOMPSON. The making of the English Working Class. Penguin Books 1974, 958 p.
F. ENGELS. La situation... op. cit. "Mouvements ouvriers", p. 267 & s.
E.J. HOBSBAWM. Labouring Men Studies in the History of Labour. London Weidenfeld & Nicolson 1972 3 rd ed 401 p. cf. "The machine breakers" pp 5-22 E.P. THOMPSON, op. cit.
A.M. MORTON. G. TATE. op. cit. CH, I
ib. p. 100
ib. p. 61 & s.
cf. infra 1ère partie CH, I
A.L. MORTON, G. TATE. op. cit. p. 93 et s.
ib. p. 101 & s.
ib. p. 105
Et à 50.000 exemplaires par semaine en 1839. ib p. 106
ib. p. 107
ib. p. 108 & s.
ib. p. 111 :& s.
F. ENGELS. La situation, op. cit. p. 283
ib. p. 285
ib. p. 292
G.D.H. COLE. A History op. cit. p. 151 in. Vol. I Socialist Thought. The Forerunner 1789 - 1850. 346 p.
V.I LÉNINE, Oeuvres T XXIX p. 282 cité in KOVALEV An anthology of Chartist literature. Moscow 1956 p.3 (en russe)