b) De la première Internationale à la création du parti communiste.

La fondation de la première Internationale à Londres en 1864, se situe dans une période d'essor du mouvement ouvrier, après la crise économique de 1857. L'Association Internationale des Travailleurs s'insère dans une tradition internationaliste ancienne, qui avait inspiré les Jacobins anglais, puis les Démocrates Fraternels dans les années 1842-1852. La section britannique de l'A.I.T appuyée par MARX et ENGELS, est formée de syndicats affiliés en tant qu'organisations. L'échec viendra de leur indifférence aux questions strictement politiques, sauf la lutte pour la réforme électorale. Le marxisme n'a pas encore vraiment pénétré le mouvement ouvrier anglais.99 Il y a très certainement un ralentissement du mouvement socialiste en Grande-Bretagne, entre la fin des années cinquante et le début des années quatre-vingts100, mais il est sans doute excessif de parler d'inexistence101

Le renouveau socialiste se fait aux environs de 1885, cette fois sous l'égide du marxisme. A partir de 1870, se sont développés de grandes campagnes populaires sur l'extension du droit de suffrage, l'indépendance de l'Irlande, l'impérialisme, les problèmes sociaux de la grande dépression. Les éléments les plus radicaux de la classe ouvrière, groupés en association de soutien au parti libéral, essaient de le transformer en parti du peuple, alors même que des dirigeants comme CHAMBERLAIN, souhaitent lui donner une base de masse102. On finit par fonder, en partie sous l'influence d'ENGELS, des organisations d'inspiration socialiste103.

La nécessité d'un nouveau parti s'impose. En 1881, HYNDMAN, homme de la Cité, convaincu par la lecture du Capital de MARX, dont les travaux sont peu connus en Angleterre, bien qu'il y vive104, fonde la Démocratie Fédération. Son objectif est de relancer l'agitation chartiste en utilisant le mécontentement des clubs radicaux contre le gouvernement libéral, et surtout sa politique irlandaise. Faute d'une légitimité de cohésion et de justesse doctrinale, le premier parti marxiste britannique échoue.

D'abord pour n'avoir pas mentionné le nom de MARX dans son ouvrage England for All (1881), alors qu'il s'inspire de lui, HYNDMAN se prive de son soutien105 et de celui d'ENGELS, qui le méprise106. Ensuite, malgré le départ des éléments radicaux en 1884, et la transformation du mouvement en Social Democratic Federation (S.D.F.)107, il : resté très divers. La SDF comprend cinq groupes. HYNDMAN souhaite un parti similaire au S.P.D allemand, des syndicalistes,comme John BURNS, moins influencés par le marxisme, ne veulent pas de subordination du problème social au problème politique ; on y trouve aussi des clubs radicaux teintés d'anarchisme, des intellectuels, comme William MORRIS et Ernest Belfort BAX, et un groupe écossais108. Les divisions de la S.D.F la ruinent, alors qu'elle est influente parmi les jeunes artisans de Londres109. Des opposants à HYNDMAN110 parmi lesquels MORRIS, forment en 1884 la Ligue Socialiste qui reconnaît le marxisme et la lutte des classes, mais elle n'est guère capable d'action concrète. Les dernières années du siècle voient la réconciliation de la S.D.F avec MORRIS, et le développement en son sein, d'une tendance à coopérer avec les syndicats111. Malgré tout, les relations de la S.D.F avec le mouvement réformiste, Indépendant Labour Party né en 1893, et Labour Representation théoriciens (1900) sont tendues112. La S.D.F quitte ce dernier mouvement créé pour défendre la classe ouvrière au Parlement, à la suite du rejet d'une résolution en faveur du socialisme. D'une scission interne naît en 1903 le Socialist Labour Party concentré dans la Clyde. Il s'oppose à tout compromis avec les autres organisations et se consacre à l'action industrielle, particulièrement pendant la première guerre mondiale. En 1905 surgit le Socialist Party of Great que qui subsiste encore aujourd'hui à l'état de groupuscule113.

Sur le plan doctrinal, le progrès du marxisme n'est pas sans importance à une époque où le socialisme d'OWEN est dépassé, et où le réformisme fabien n'existe pas encore. Certes HYNDMAN demande la propriété publique du capital et de la terre dans Socialism Made Plain114, mais en essayant de vulgariser le marxisme, il l'a déjà déformé dans England for All. Il considère en effet, avec l'optimisme d'un homme du XIXème siècle, que les contradictions du capitalisme en entrainent la chute automatique.

En outre, il essaie de rattacher le marxisme à la tradition radicale et utilitariste anglaise. Dans The Historical Basis of Socialism in England (1883), la classe sociale remplace l'individu dans l'appréciation de l'utilité115. Il s'agit donc d'une révision du marxisme, qui s'accentue dans les écrits de MORRIS et de BAX116 et chez les autres socialistes d'inspiration éthique, comme Robert que auteur de l'utopie Merrie England (1893) de même que dans la pratique syndicale117.

On peut relever à l'opposé, le dogmatisme de la S.D.F., inapte à faire le lien entre réforme et révolution118. Toujours est-il que le marxisme se répand dans la classe ouvrière anglaise à la fin du XIXe siècle, et au début du XXe siècle. La S.D.F., impuissante sur le plan électoral, combat pour le "droit au travail" et réussit à organiser les chômeurs en demandant qu'on leur attribue les terres incultes119. En outre, la S.D.F, comme plus tard le parti communiste, sert d'école de cadres au mouvement ouvrier. Il est vraisemblable que cent mille militants ont transité par elle120. Il ne faut pas négliger non plus la Plebs League créée en 1909 par des étudiants121. Cette époque voit surtout la création du Labour Party pour riposter à l'attaque du patronat contre le mouvement ouvrier en plein essor122. Mais très vite les militants de base se dressent contre les dirigeants des syndicats, de la société Fabienne (1884), de l'I.L.P et du Labour Party, qui souhaitent des réformes dans le cadre capitaliste. L'influence de l'anarcho-syndicalisme s'étend, et toute autre voie est impossible, du fait de l'intransigeance de la S.D.F. devant l'opportunisme de l'I.L.P.123. En 1911 cependant, au terme d'un processus unitaire, est fondé le British Socialist Party124. Il est après les luttes de masse qui précèdent la guerre et s'y opposent125, à l'origine du parti communiste qui fait corps avec les éléments les plus avancés de la classe ouvrière126. Il est le foyer du marxisme en Grande-Bretagne.

Nous pensons, en effet, que le marxisme est l'expression théorique de la pratique de la lutte des classes par l'avant-garde de la classe ouvrière.

A partir de ce postulat, deux hypothèses guident notre recherche.

Le marxisme s'enracine dans le combat des travailleurs britanniques et particulièrement, de leur parti communiste. C’est la référence de départ des variantes intellectuelle et petite-bourgeoise. Nouvelle gauche et gauchisme. On verra si un support ouvrier et militant conditionne l'existence du marxisme.

L'idée de MARX, suivant laquelle la lutte des classes est le moteur du développement historique est largement confirmée par le marxisme contemporain. Mais on peut se demander si le marxisme britannique ne porte pas l'empreinte spécifique de l'empirisme propre à son environnement idéologique.

Notre objet est le marxisme contemporain, c'est-à-dire, celui qui suit la déstalinisation. Cette période marque un tournant pour le parti communiste et accessoirement pour les groupes gauchistes, elle voit surtout la naissance de la Nouvelle Gauche.

Malgré tout, notre méthode impose un rappel de l'histoire antérieure du marxisme en Grande-Bretagne, essentiellement à travers l'évolution du parti communiste. Les thèmes présents sont pour partie, une réponse aux erreurs et aux succès des luttes passées.

La même approche des idées politiques justifie notre plan. Les prises de position différentes s'expliquent par la nature variée des organisations marxistes. L'originalité apparente d'une étude par "problèmes" ferait paraître secondaires les groupements qui les expriment. L'examen successif des tendances du marxisme, chacune assortie de ses préoccupations théoriques, nous semble trop analytique et oublieux surtout de l'autonomie relative du domaine des idées ; la séparation des organisations ne conditionne pas toujours un cloisonnement doctrinal. Il nous parait plus juste et plus dialectique, d'aborder la diversité des courants du marxisme britannique avant d'envisager leurs principaux thèmes de discussion.

On verra donc successivement :

Une pluralité d'organisations : l'adaptation du renouveau du marxisme à la réalité britannique.

Des thèmes communs : autour de la lutte des classes.

Notes
99.

G. COGNIOT. L'Internationale communiste. Aperçu historique Paris Editions Sociales 1969 "Notre temps" 158 p. pp. 15-17 Institut du Marxisme - Léninisme près le C.C, du P.C.U.S. Le ConseilL Général de la première Internationale 1864-1866 La conférence de Londres 1865 Moscow Editions du Progrès 1972 396 p.
A.L. MORTON et G. TATE. op. cit. p. 145 & s.

100.

p. 545 in J. DROZ (sous la direction de). Histoire générale du socialisme T.I Des origines à 1875 Paris P.U.F. 1972 658 p.

101.

G.D.H. COLE. A History op. cit. Vol Il Socialist Thought. Marxism and Anarchism 1850-1890 482 p. p.379

102.

A.L. MORTON, G. TATE. op.cit p.199 & s.

103.

ib. p. 206 & s.

104.

H. PELLING. The origins ot the Labour Party 1880-1900. Oxfond Clarendon Press 1965 2nd ed 256p.

105.

M. BEER. op. cit. p. 227 & s. Vol. II

106.

F. ENGELS "May 4 in London" Arbeiter Zeitung 1890 pp. 402-408 in K, MARX, F. ENGELS. Articles op. cit.

107.

H. PELLING, The origins op. cit p. 22 & s.

108.

G.D.H. COLE, A History op. cit. Vol. Il pp. 399 - 400

109.

A.L, MORTON, G. TATE, op. cit. p. 109 & s.

110.

Il s'agit de la participation au Parlement.

111.

A.L. MORTON, G. TATE op. cit. p. 263

112.

ib. p. 255

113.

ib. p. 282

114.

G.D.H. COLE, A History op. cit. Vol. Il p. 397

115.

pp. 62 - 63 in PIERSON. Marxism and the origins of British socialism The Struggle for a new Consciousness Ithaca London Cornell University Press 1973.290 p.

116.

ib. p. 106 & s

117.

ib. p. 141 & s.

118.

M. BEER op. cit. p.,269 Vol. II

119.

G.D.H. COLE. A History op. cit. Vol. Il p. 404 & s.

120.

p. 359 in J. DROZ. Histoire générale op. cit. T. Il De 1875 à 1918 Paris PUF 1974 674 p.

121.

A.L MORTON, G. TATE, op. cit. p. 294 à 309

122.

ib. p. 267

123.

ib. p. 295 & s-306 & s.

124.

ib. p. 312

125.

ib. p. 319 & s.

126.

cf. 1ère partie. CH. II