A) La persistance de l'identité ouvrière.

La thèse de l'embourgeoisement de la classe ouvrière est développée par les idéologues de l'abondance. Pour Raymond ARON par exemple, le prolétariat britannique est assez homogène, et conscient de lui-même, mais sa conscience est dépourvue de spécificité et d'agressivité, d'où son attachement au système économique et social existant231. En 1945, si l'on en croit les sondages GALLUP, un tiers des ouvriers auraient voté pour les conservateurs232. Le déclin du soutien au parti travailliste, vaincu pour la troisième fois consécutive, aux élections de 1959, a justement investi le thème de l'embourgeoisement d'une charge politique.

Ces idées sont remises en cause en 1962, par une étude sociologique de la population ouvrière233, de trois entreprises de LUTON, centre industriel en expansion, du Bedfordshire234. Il s'agit donc d'un cas critique. Les ouvriers trouvent leur travail monotone, mais ils y voient le moyen d'acquérir un certain niveau de vie.

Leur orientation est essentiellement instrumentale. Le mécontentement est inversement proportionnel à la qualification, passant de 14 % chez les ouvriers qualifiés, à 46 % chez les ajusteurs et 67 % ches les assembleurs235. Dans l'ensemble, la solidarité ouvrière est en déclin au niveau de l'usine ou de la communauté. Il en résulte deux possibilités. Dans une première hypothèse, l'embourgeoisement, même limité, de la classe ouvrière la conduit à faire de moins en moins appel à des moyens collectifs pour atteindre ses buts économiques. L'intérêt pour le syndicalisme serait en baisse, dans cette enquête 60 % des ouvriers ne participent jamais aux réunions syndicales236. L'ouvrier qui améliore sa situation à l'intérieur du système, évolue vers l'individualisme conservateur, plus que vers le collectivisme radical. Il est dépolitisé237. Dans une deuxième hypothèse, la faible satisfaction retirée du travail, renforce la privatisation des vies hors de l'usine, et l'importance des préoccupations matérielles produit un phénomène d'aliénation, qui peut conduire à un mouvement de protestation et de révolte des masses238.

L'amélioration de la condition ouvrière est certaine, avec l'extension de la politique sociale, de l'instruction, et d'un programme de logements depuis 1945, même s'il existe une pauvreté relative239. Le cas des conducteurs de locomotives est significatif. Ils gagnaient 120 livres par an en 1912, 1800 livres en 1972. Le coût de la vie a été multiplié par huit dans le même temps. C'est encore mieux pour les non qualifiés, mais les exigences des gens ont changé, du fait du progrès technologique, et de la publicité massive240. Cependant, la première hypothèse de GOLDTHORPE est infirmée par les progrès du syndicalisme, surtout chez les "cols blancs", et les résultats même de l'enquête de Luton. Alors que la conception du syndicalisme est surtout instrumentale, 20 % seulement des ouvriers sont syndiqués par principe, ou parce qu'ils pensent que c'est leur devoir241, il y a 83 % de votants pour les élections des délégués d'atelier242. De même, on constate une stabilité du soutien électoral au Parti Travailliste, contrairement à la thèse qui lie accession à l'abondance et augmentation du conservatisme dans la classe ouvrière, 95 % de ceux qui ont voté travailliste en 1955, l'ont fait en 1959, 91 % de ceux qui l'ont fait en 1959, ont exprimé des intentions de vote en ce sens en 1964243. De même, 67 % des ouvriers pensaient appartenir à la "classe ouvrière" ou "inférieure", contre 14 % seulement à la "classe moyenne"244. Il semble qu'il s'agisse de constantes sociologiques, surtout l'influence de la classe sociale sur le vote245.

La deuxième hypothèse, relative à l'aliénation, surestime un ensemble de motivations liées à l'état de développement de la société.

Si la classe ouvrière reste différente de la classe moyenne dans sa conscience sociale, c'est encore plus vrai dans son style de vie. Son originalité se manifeste dans l'existence d'une "famille étendue", où la mère joue un rote important, dans l'aide mutuelle et la générosité personnelle, dans les difficultés d'adaptation au système scolaire, et même aux moyens de communication dite "de masse". Il existe véritablement une communauté ouvrière, qui se manifeste au travers d'institutions spécifiques fanfares, clubs à caractère non politique, qui avec plus de deux millions de membres, ont une influence directe sur la formation de la conscience et des valeurs de la classe ouvrière, et sur l'intégration des nouveaux arrivants, On peut relever aussi l'hostilité à l'égard de la police, alors que la classe moyenne voit plutôt en elle une protection. A ces éléments s'ajoute l'essentiel, la communauté de travail246. Richard HOGGART, dans une étude très fournie, a montré le goût du concret et l'attachement au groupe local, des classes populaires247. L'existence d'une sous-culture ouvrière est confirmée par d'autres études248 et le sentiment de communauté apparaît dans les romans d'Alan SILLITOP249.

Mais la conscience de classe, implique la perception d'un antagonisme avec les autres classes, avisé par l'intensification des luttes.

Notes
231.

R. ARON. La lutte des classes Nouvelles leçons sur les sociétés industrielles Paris. Gallimard 1964 Idées 379 p. p. 247.

232.

p. 115 in R. MOURIAUX. "Grande-Bretagne : visage de la classe ouvrière" in La Nef avril juin 1973.

233.

326 individus dont 229 ont répondu

234.

J.H. GOLDTHORPE, D. LOCKWOOD, F. BECHOFER, J. PLATT L'ouvrier de l'abondance Paris Seuil 1972 Collection "Esprit" 253p. cf. aussi J.H. GOLDTHORPE, D. LOCKWOOD "Affluence and the British Class Structure" in The Sociological Review Vol. XI n° 2 July 1963 pp.133 – 163 J.H. GOLDTHORPE. "Class, status and party in modern Britain : some récent interprétations, marxist and marxisant" in Archives européennes de Sociologie XIII 1972 n° 2 pp. 342-372.

235.

J.H. GOLDTHORPE. op. cit. CH. I

236.

ib. p. 158

237.

J & M CHARIOT. "Politisation et dépolitisation en Grande-Bretagne" in R.F.S.P. Vol. XI Sept. 1961 n° 3 pp. 609-641

238.

J.H. GOLDTHORPE. op. cit. ib. Conclusions R. BLACKBURN " inquality and Exploitation" in N.L.R. 1967 n° 42 Mardi April pp. 3-24

239.

K. COATES, R. SILBURN. Poverty ; The Forgotten Englishmen Penguin Spécial 1971. 237 p.

240.

p. 23 in P. FERRIS. The New Militants : Crisis In the Trader Unions Penguin Books 1972, 112 p.

241.

J.H. GOLDTHORPE. op. cit. p. 115

242.

ib. p. 163

243.

ib. p. 225

244.

ib. p. 228

245.

R. ROSE. "Class and party divisions : Britain as a test case" in Sociology Vol. Il n° 2 May 1968 pp. 129 - 162 cf. aussi PJ. KEMENY. "The affluent worker project : Some criticisms and a derivative study" in The Sociological Review Vol. XX n° 3 Ang 1972 pp. 373-389 I. CREWE. "The Politics of "Affluent" and "Traditional" workers in Britain : an aggregate data analysis" in British journal of Political Science Vol. III Part. I Jan 1973 pp 29 - 52 Confirmation partielle de la thèse de l'embourgeoisement

246.

B. JACKSON, op. cit.

247.

R. HOGGART. op. cit.

248.

O. NEWMAN. "The sociology of the betting shop" in British Journal of Sociology Vol. XIX n° 1. March 1968 pp. 17 - 33.

249.

A. SILLITOE. Saturday night and Sunday morning The new American Library 1958. 190 p. The Ragman's Daughter (1959) London Pan Books 1966. 175 p.