La prise de conscience ouvrière est liée au déclin de l'économie britannique depuis la première guerre mondiale. Il est le fait de la faiblesse des investissements, à laquelle est liée la montée des salaires et de la concurrence internationale. Dans les années 1970, la crise du capitalisme britannique, s'explique par la baisse du taux moyen de profit. Entre 1950-54 et 1970, la part des profits nets dans les revenus des entreprises, est passée de 25,2 % à 12,1 %250.
En conséquence, le revenu personnel disponible a peu augmenté, 1 % entre 1964 et 1969, 2,8 % entre 1969 et 1970, la consommation privée ne progresse pas, du fait de la faible croissance de la production et des progrès de l'impôt, liés à la nécessité de rétablir la balance des paiements251. Entre 1959 et 1969, les gains réels des travailleurs manuels ont augmenté de moins de 3 %. Entre 1959 et 1964, les salaires réels après impôt ont varié de 2 % seulement par an252. Les capitalistes ont tendance à s'attaquer aux revenus des travailleurs pour maintenir les leurs. Ainsi s'accentue la lutte sociale, les ouvriers se battent pour des salaires plus élevés et c'est précisément l'origine de la crise. On constate surtout, une baisse des investissements et la nécessité pour les firmes de recourir à l'emprunt. Il en résulte une croissance plus lente et des difficultés dans les liquidités, Aussi les faillites sont-elles de plus en plus nombreuses, 4225 par an entre 1950 et 1964, 8723 entre 1964 et 1969. A partir de 1971, des entreprises importantes et respectables sont concernées, Rolls Royce, les chantiers navals de la Clyde253.
Il n'est guère de solutions possibles, sinon une intervention directe de l'Etat, essentiellement à deux niveaux.
L'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, réclamée par le patronat depuis 1961, constitue un tournant historique du capitalisme britannique. Il traduit sur le plan politique, l'effondrement des positions britanniques dans le Tiers Monde et les assemblées mondiales, ainsi qu'une évolution économique profonde. Les exportations britanniques vers le Commonwealth, sont passées de 1958 à 1968, de 35 % à 25 %, contre 10 à 20 % en direction du Marché Commun. En 1971, les chiffres sont respectivement 21 % contre 21,8 %254. L'atout principal pour le capitalisme anglais vient du degré de concentration de son industrie, supérieur à celui des autres pays de la Communauté européenne255. Mais les syndicats et le parti communiste voient dans la présence de la Grande Bretagne dans le Marché Commun, un double danger, une perte de souveraineté et la hausse du prix des denrées alimentaires, dont le faible coût était un acquis important pour la classe ouvrière. Le thème européen revient au centre des controverses lors des élections d'octobre 1974256 et l'appartenance à la Communauté européenne est remise en cause au Congrès travailliste257. Le Marché Commun sort renforcé de la consultation populaire de Juin 1975258.
Le second niveau d'intervention de l'Etat, outre un financement public important, caractéristique du capitalisme monopoliste d'état259 est une politique antiouvrière. Elle vise à réduire le pouvoir d'achat des masses, à développer le chômage pour freiner les revendications260. Il y a un million de chômeurs en janvier 1972261. La pièce maîtresse de cette action est la loi sur les relations industrielles, adoptée en 1971 par le Gouvernement conservateur. Elle limite considérablement la liberté d'action des syndicats, en les obligeant à se faire enregistrer, à accepter des périodes de réflexion, avant les grèves et à discipliner leurs membres262. Dès le 29 mars 1972, le syndicat des transports est condamné à 5000 livres d'amende par le tribunal des relations industrielles créé pour appliquer la loi263. L'opposition à la loi est d'ailleurs très rigoureuse aussi bien au Parlement où combat la gauche travailliste264 que dans la société où les syndicats boycottent les nouvelles institutions265 avec un succès relatif266. Le 105e congres du T.U.C décide même en septembre 1973, d'exclure vingt unions syndicales qui ont accepté la loi CARR267. Les luttes sociales s'accentuent, avec le rejet par les syndicats de la plupart des propositions du Gouvernement268. Le problème social est probablement l'enjeu essentiel des élections de février 1974269. Le Gouvernement WILSON abroge la loi sur les relations industrielles et adopte un "contrat social" avec les syndicats. Mais la normalisation des relations sociales est seulement apparente270.La classe ouvrière accepte mal la politique d'austérité271.
Globalement, la classe ouvrière devient plus militante dans les années 70. Le mouvement syndical atteint onze millions de membres, parmi lesquels les cols blancs sont en forte augmentation. En outre, beaucoup plus qu'avant, il est orienté à gauche dans son ensemble272, et veut changer la société plutôt que d'en tirer parti273. Alors que l'accès du Congrès du T.U.C est interdit aux communistes de 1950 à 1972274 en septembre 1974 un communiste est élu à son bureau 275.
Le renouveau des luttes sociales se traduit par des formes nouvelles d'action, et la montée des grèves, presque toujours non officielles depuis la guerre276. Le militantisme de base, souvent opposé à la direction des syndicats, s'est affirmé dès les années 50 dans le succès des délégués d'atelier (shop-stewards) 277, Il s'exprime aussi à partir de 1964, avec la revendication du "contrôle ouvrier". L'expérience algérienne et yougoslave, la part plus grande laissée à l'initiative du travailleur dans la production, amènent une prise de conscience.
Elle remet en cause "la bureaucratie syndicale aussi bien que l'autorité des employeurs". Un institut pour le contrôle ouvrier est créé en 1968278, dont le "nouveau syndicalisme" défend les objectifs279. L'expérience d'occupation des chantiers navals de la Clyde pour lutter contre les licenciements en est une concrétisation280. Elle traduit aussi le renouveau de l'action directe. De janvier à juillet 1972, on compte quarante huit occupations d'usines281. La grève des logers de l'East Sud de Londres dure dans certains cas (3000), quinze mois, de 1968 à 1970282.
C'est le mouvement gréviste qui exprime le mieux, comme dans les autres pays capitalistes, l'intensité de l'activité politique et sociale des travailleurs dans les années 70. Contrairement à une opinion assez répandue, la grève est relativement rare en Grande-Bretagne et coûte moins cher que les erreurs de gestion283. Elle n'est pas due à des agitateurs, mais elle est inhérente à la structure du capitalisme284. Ces grèves portent tout d'abord sur les conditions de vente de la force du travail (51,8 % ont pour origine une question de salaire contre 41,5 % en 1961). La lutte pour la garantie de l'emploi prend de l'importance du fait du chômage, (22,9 % des causes de grève en 1971, contre 12,8 % en 1961). Les grèves éclatent contre la législation anti ouvrière entrée en vigueur en janvier 1973, et contre la politique de blocage des salaires. Alors, 80.000 ouvriers des constructions mécaniques débraient. En février a lieu la première grève nationale générale de l'industrie du gaz. A la fin de mars, en une semaine, 750 000 perssonnes ont participé aux grèves285. Il semble qu'il y ait davantage un allongement de la durée des grèves qu'un accroissement du nombre de grévistes, même si leur base sociale s'élargit. A la fin février 1973, 280 000 fonctionnaires anglais des douanes et des services d'immigration se mettent en grève, bientôt rejoints par les enseignants. Enfin, les conflits prennent une dimension nationale, dans les secteurs en régression ou en transformation, tandis qu'un phénomène contraire se manifeste dans la chimie ou l'automobile286.
Devant une telle intensification des luttes sociales, on peut se demander si la classe ouvrière britannique témoigne d'une véritable conscience de classe révolutionnaire. Il faut répondre négativement sur deux points. D'abord, la lutte des classes n'est pas menée de façon globale au niveau du pouvoir, mais dans le cadre de l'entreprise287. L'antériorité des syndicats sur le droit de suffrage, explique en partie, cette conscience économique. L'illusion d'une réalisation totale du contrôle ouvrier dans la société capitaliste, en est un aspect288. Ensuite, pour les ouvriers britanniques, l'existence des classes est conçue séparément de la lutte des classes alors que les révolutionnaires y verraient une même chose, pour reprendre une analyse d'ALTHUSSER289. L'enquête de GOLDTHORPE en témoigne. La grande majorité des ouvriers votant travaillistes expliquent leur comportement en termes de "classe", mais la politique est rarement perçue comme une manifestation de la lutte des classes290. La prise de conscience révolutionnaire de la classe ouvrière britannique, dépend certes d'un "facteur subjectif". Le déclin du capitalisme et le militantisme qui en résulte ne peuvent de façon mécanique entraîner une adhésion massive au marxisme. Certes les grèves contre la loi CARR ont déjà un caractère politique. La lutte des mineurs en 1974 et son importance dans les élections de février, porte l'antagonisme des classes au niveau de la société globale. Le combat du prolétariat a tendance à devenir révolutionnaire291.
Le renouveau du marxisme qui a suivi la déstalinisation, peut lui fournir un cadre théorique adéquat, et réciproquement y trouver une source d'inspiration.
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