II - LE DÉVELOPPEMENT ET L'APPORT DOCTRINAL DE LA NOUVELLE GAUCHE : DU MARXISME RÉNOVÉ AU RÉFORMISME

La Nouvelle Gauche naît à partir de revues, autour desquelles se constitue un mouvement de clubs. Leur apport théorique est important quelle que soit d'ailleurs, l'appréciation qu'on porte à leur égard, mais leur impact sur les luttes sociales est faible.

Le Nouveau Raisonneur (The New Reasoner), qui paraît à partir de l'été 1957737 s'intitule "revue trimestrielle de l'humanisme socialiste". Elle est dirigée par deux professeurs d'Université John SAVILLE et E.P. THOMPSON, qui ont lancé l'année d'avant, une publication oppositionnelle dans le parti communiste. Leur principal grief à l'égard du parti, est son refus de commenter les événements de Russie, et sa volonté de contenir les critiques738. Ils condamnent aussi l'intervention soviétique en Hongrie, la qualifiant de "crime"739. A la suite d'un "forum socialiste" tenu à Londres en mars 1957, par d'anciens communistes, l'accent est mis sur la nécessité de rénover le marxisme, afin de permettre au mouvement ouvrier, de s'appuyer sur des études plus actualisées, et la création du New Reasoner est décidée740. Le premier éditorial relève un double danger. En raison de circonstances conflictuelles, le marxisme de "corps d'idées créateur", est devenu d'une part " l'orthodoxie d'Etat" du "Marxisme Léninisme Stalinisme", d'autre part le "trotskysme dogmatique". Mais le rejet de ces orthodoxies a renforcé la tendance traditionnelle pragmatique et antithéorique du mouvement ouvrier britannique", réduisant ainsi, ses perspectives internationalistes et révolutionnaires, La revue veut donc recréer des liens entre intellectuels et politiques dans le mouvement ouvrier. Elle prête attention à la gauche du Labour, aux socialistes sans parti, et ne veut pas rompre avec la tradition communiste et marxiste en Grande-Bretagne741. Comme peut l'écrire un de ses responsables, "Nous sommes à l'origine, une revue Communiste, une revue de l'opposition Communiste démocratique"742.

C'est au printemps 1957 qu'est lancée la Revue des Universités et de la gauche (Universities and Left Review)743, qui souhaite mettre un terme à "l'éclipsé morale et intellectuelle" du "socialisme britannique" au milieu de la "guerre froide des idées" empruntées à LENINE et STALINE ou BURKE et BAGEHOT744. Cette deuxième publication est surtout destinée aux étudiants socialistes745. Parmi ses collaborateurs, on trouve Isaac met, Claude BOURDET, l'économiste Joan ROBINSON.

Pour des raisons surtout financières, les deux revues fusionnent746 pour donner naissance en janvier 1960, à la New Left Review. Celle-ci reprend la tradition des deux revues précédentes, Son objet est double, d'une part cinéma, culture de jeunes, d'autre part, étude du pouvoir747. Depuis 1964 existe aussi le Registre Socialiste (Socialist Register), annuel, qui accueille le plus souvent d'anciens communistes de formation littéraire ou historique, Les deux publications ont des collaborateurs communs748.

La nouvelle gauche se définit d'abord négativement. Elle est un refus de la politique social-démocrate traditionnelle, et du stalinisme. Elle a jugé la première à travers la politique coloniale des pays occidentaux le second d'après ORWELL, le rapport ses et la Hongrie. A l'époque de la guerre atomique, ce qui lui parait véritablement important, c'est le désarmement nucléaire749.

La nouvelle gauche s'oppose au courant révisionniste de la social-démocratie. Celle-ci estime que le marxisme est dépassé, que dans les pays développés, on ne peut plus vraiment parler de capitalisme, parce que les firmes importantes, sont dirigées par des managers soucieux d'un certain intérêt social750. Sa critique du stalinisme est toujours vive. Mais le New Reasoner reste attaché aux pays socialistes: "nous croyons que dans une atmosphère de relâchement de la tension internationale, l'Union Soviétique et l'Europe de l'Est, se montreront une région de liberté en extension et d'accomplissement humain, tandis que l'Ouest, à moins qu'il ne soit transformé par un fort mouvement démocratique et révolutionnaire, se montrera une région d'autoritarisme croissant"751. D'une façon générale, l'idéologie bourgeoise est beaucoup plus présente dans les analyses de l'Universities and Left Review , qui a tendance à faire référence à l'U.R.S.S. en termes de "stalinisme" ou d’impérialisme soviétique" et aux pays capitalistes, comme étant "l'Ouest"752.

La New Left refuse la guerre froide et ses clivages idéologiques et s'inspire à la fois de la tradition social-démocrate et communiste. Elle se conçoit d'ailleurs comme l'expression du renouveau idéologique, manifeste aussi en France à travers France Observateur et la nouvelle gauche en général753, et dans les pays de l'Est par le "socialisme humaniste" renaissant après la déstalinisation.

En Grande-Bretagne, la Nouvelle Gauche, née après "la décade de la Grande Apathie"754 n'a pour seule orientation vraiment positive que le neutralisme, "une politique de neutralité active" en particulier dans le soutien à la campagne pour le désarmement nucléaire. Mais ses moyens d'expression restent limités, principalement clubs et publications, d'où son caractère "intellectuel"755. La Nouvelle Gauche répond en effet, avant 1960, à une attente de la part des intellectuels en particulier des jeunes et des étudiants progressistes, qui sont minoritaires alors dans l'Université756. Mais ses positions sont peu claires, hormis l'hostilité à la guerre atomique, à l'expédition de Suez, à la répression au Nyasaland et à Chypre, et à l'apartheid en Afrique du Sud. Beaucoup de membres de la nouvelle gauche se disent socialistes, mais dans les années trente, la conscience socialiste a été, plus poussée dans la partie de la classe moyenne orientée à gauche, donc plus proche du parti communiste. En fait, les seuls points d'accord probables sur le plan interne, sont sans doute l'abolition de la peine de mort et la réforme des lois sur l'homosexualité757. Fondamentalement, la Nouvelle Gauche correspond à un besoin de la petite bourgeoisie. Critique à l'égard du système capitaliste, de la social-démocratie, elle ne peut se résoudre à accepter la discipline du parti communiste et son internationalisme, elle est hostile au camp socialiste. Sur le plan des idées elle ne fait souvent du marxisme, qu'une utilisation partielle qui l'intègre de fait à l'idéologie bourgeoise. Trois problèmes sont révélateurs. La nouvelle gauche défend le neutralisme pour tous les pays alors que ce serait irréaliste pour le camp socialiste. Son analyse de l'Etat est souvent ambigu!, on a pu qualifier à cet égard, les membres de la New Left, de "révolutionnaires fabiens"758. Enfin, la New Left Review se prononce pour l'Europe, en prétendant dépasser le chauvinisme, sans en voir le caractère de classe759.

La Nouvelle Gauche s'est surtout souciée des questions culturelles, qui ont fait son succès, en particulier en matière de moyens de communication de masse. A long terme, l'éloignement des luttes de masse se fait sentir sur les analyses de ce courant trop éclectique, et d'origine trop conjoncturelle. La jeunesse devenue relativement autonome du fait du développement du capitalisme, a formé la base du mouvement. Mais la spontanéité du adopte, n'a jamais donné de vision d'ensemble politiquement cohérente760. Socialement, la New Left, "d'une poignée d'intellectuels a gagné une certaine audience minoritaire dans la classe moyenne, mais n'a jamais touché aucune partie de la classe ouvrière761". Le renouveau critique du marxisme, de ses origines est remplacé peu à peu par des formes modernistes de l'idéologie dominante. Un intellectuel communiste souligne dès 1960, que la New Left Review. véritable plateforme ouverte à différentes tendances au départ, a pris un ton plus homogène, étranger au marxisme, malgré un flirt occasionnel avec le trotskysme762. L'abandon partiel du marxisme par la New Left Review . correspond à un recul de la Nouvelle Gauche. Edward THOMPSON écrit en 1963, que ce courant s'est dispersé sur le plan organique et intellectuel. Le temps n'est plus où ses conférences hebdomadaires attiraient des centaines d'auditeurs, et où une quarantaine de clubs répandaient ses idées. La Nouvelle Gauche cherche surtout aujourd'hui à influencer le Labour Party763, à lutter contre l'esprit fabien qui l'anime. On peut donc dire qu'elle n'est plus un groupe politique, une organisation partisane764.

Le P.C.G.B., après une période d'indifférence, s'est soucié des positions de la New Left, dans un esprit unitaire, tout en critiquant ses faiblesses théoriques, l'abandon du marxisme, et la volonté de se situer par rapport aux organisations déjà existantes765.

Lorsque Perry ANDERSON relève que "la Grande-Bretagne est le seul pays européen (…) à n'avoir produit ni une sociologie classique, ni un marxisme national766" il traduit assez bien la situation actuelle de la Nouvelle Gauche. A titre individuel, plusieurs de ses membres apportent des contributions enrichissantes dans la mesure où ils remettent en question l'idéologie dominante767. Mais il semble que le marxisme ne puisse être produit de façon continue et cohérente, par une organisation trop lâche et coupée de la classe ouvrière. Pour contribuer à la théorie de la lutte des classes, il faut la pratiquer, sous peine de tomber dans le réformisme.

Au reste, la Nouvelle Gauche n'est qu'une des trois composantes du marxisme britannique. Outre le courant communiste déjà présenté, le plus important, une floraison d'organisations gauchistes, apporte un renouveau.

Notes
737.

dix numéros entre cette date, et l'automne 1959

738.

R. CLEMENTS. "Opposition group starts paper in C.P." in Tribune 20/7/1956 p. 1

739.

Tribune 9/XI/1956

740.

Tribune 22/3/1957. Le forum a lieu le 15 mars

741.

The New Reasoner Vol. I n° 1 p. 2

742.

p. 7 in THOMPSON. "A Psessay in Ephology" in The New Reasoner autumn 1959 n° 10 p. 1 à 8

743.

Ses rédacteurs en chef sont Stuart HALL, Gabriel PEARSON, Ralph SAMUEL, Charles TAYLOR. Elle parait trois fois par an, soit sept numéros à l'automne 1959.

744.

U.L.R. Vol. I n° 1 Editorial

745.

U.L.R. Antumn 1959 n° 7 Editorial p. 1

746.

ib. Le New Reasoner tire à 3000, la U.L.R à 8000

747.

N.L.R. Janv. Fév. 1960 n° 1 Editorial cf. infra IIe PARTIE CH. II

748.

E. HOBSBAWN. "A difficult hope" in New Statesman 1/3/1974

749.

E.P. THOMPSON. "The New Left" in The New Reasotver Summer 1959 n° 9 pp. 1 - 17

750.

"The firm nobody owns" U.L.R. winter 1958 E.P. THOMPSON. "Révolution" un N.L.R. 1960 n° 2 pp. 3-9 M. BARRATT BROWN. "Crosland's Enemy - Ai fepTV" in N.L.R. March April 1963 n° 19 pp. 23 - 31

751.

p. 6 in E.P. THOMPSON . "The New Left" art, cit.

752.

M. MAC EWEN. "Striking the balance" in The New Reasoner Summer 1957 n° 1 pp. 61-64

753.

C. BOURDET. "The French Left....." art, cit. E.P. THOMPSON. "The New Left....." art, cit.

754.

E.P. THOMPSON, ib. p.3

755.

ib. p. 8

756.

W.T. RODGERS. "Politics in the Universities" in Political quarterly Jan. March 1959 Vol. XXX n° 1 pp. 79-85

757.

A. KETTLE. "How new is the New Left ? " in MT oct. 1960 pp. 302-309

758.

ib. p. 308

759.

T. NAIRN. "The left against Europe" in N.L.R. n° 75. Sept, oct. 1972 n° spécial 120p.

760.

P. ANDERSON. "The Left in the Fifties" in N.L.R. 1955 n° 29 pp. 3 - 18

761.

p. 16 ib.

762.

ib.

763.

P. SEDGWICK. "The two Newlefts" in International Socialism n° 17 Summer 1964 pp. 15- 23

764.

R.WILLIAMS. "The British Left" in N.L.R. 1965 n° 30 pp. 18 - 26

765.

J. COHEN. "A Communist looks at the "New Left" Manifeste" in Comment 20/5/1967 Vol. VI p 20

766.

P. ANDERSON. "Components of the National Culture" in N.L.R. n050 July Aug. 1968 pp. 3 - 57 p. 11 "Socialism and Pseudo-Empirism" in N.L.R. 1966 n° 35 Jan. Fev. pp. 1 - 42

767.

cf. infra IIe PARTIE CH. II