1 - Révolution permanente et problème paysan

L'idée de "révolution permanente" est un élément essentiel de la pensée de TROTSKY. Il l'élabore à la suite de la révolution de 1905, dans la brochure Notre Révolution (1906)782, puis dans 1905 (1909)783 enfin et surtout dans la Révolution Permanente784. De ce thème, sans cesse repris, il donne la définition suivante "La victoire complète de la révolution démocratique en Russie n'est concevable que sous la forme de la dictature du prolétariat, s'appuyant sur la paysannerie. La dictature du prolétariat, qui mettra infailliblement à l'ordre du jour, non seulement les tâches démocratiques, mais aussi les tâches socialistes, donnera en même temps une forte impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident préservera la Russie de la restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener l'édification socialiste jusqu'au bout"785. Il en a formulé l'essence dans la Révolution permanente, en s'inspirant de Marx. C'est pour lui "une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s'arrête pas au stade démocratique, mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l'étape précédente, une révolution qui ne finit qu'avec la liquidation totale de la société de classe"786.

Il est certes important de prévoir, comme l'a fait TROTSKY, que dans un pays arriéré comme la Russie, la révolution est possible sous la direction de la classe ouvrière, seule capable d'assumer les tâches d'une révolution bourgeoise, et le dépassement de cette révolution bourgeoise. En effet, pour beaucoup de marxistes russes, la révolution socialiste semblait appartenir à un avenir lointain787.

Mais cette conception de la révolution permanente est relativement ambiguë, puisqu'elle désigne, selon les cas, le lien inéluctable entre stade démocratique et stade socialiste dans la révolution, le développement continu de la révolution socialiste ou la concomitance nécessaire entre révolution dans un pays et révolution mondiale788. Surtout, elle a le défaut de télescoper les étapes du processus historique, en confondant dans le temps les tâches démocratiques et les tâches socialistes, au lieu d'envisager la spécificité de chaque situation789. TROTSKY a pu écrire, par exemple, à propos des pays colonisés "Pour les pays à développement bourgeois retardataire et en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout des masses paysannes"790. L'explication de ces conceptions se trouve dans une vision très schématique des réalités politiques formulée ainsi : "dans une société bourgeoise où les contradictions de classe sont déjà développées, il ne peut exister que la dictature de la bourgeoisie. Ouverte ou masquée, ou la dictature du prolétariat. Aucun régime intermédiaire n'est possible"791. Une telle perspective rend incompréhensible le problème de la transition politique. Elle correspond bien à cette "impatience" petite bourgeoise qu'a stigmatisée Lénine792. L'action politique révolutionnaire suppose une analyse sociale approfondie, la prévision d'étapes et d'alliances à réaliser. Lénine a pu écrire très justement : "Oui, notre révolution est bourgeoise tant que nous marchons avec la paysannerie dans son ensemble. Cela, nous en avions très nettement conscience, nous l'avons redit des centaines et des milliers de fois depuis 1905 (....). Mais en 1917, dès le mois d'avril, bien avant la Révolution d'octobre et la prise de pouvoir par nous, nous disions ouvertement et expliquions au peuple : maintenant la révolution ne pourra s'arrêter là, car le pays a fait du chemin, le capitalisme a progressé, la faillite qui a atteint des proportions inouïes exigera (qu'on le veuille ou non) la marche en avant, vers le socialisme. Car autrement, il est impossible d'aller de l'avant, de sauver le pays épuisé par la guerre, de soulager les souffrances des travailleurs et des exploités (....). Le cours de la révolution a confirmé la justesse de notre raisonnement. D'abord, avec "toute" la paysannerie contre la monarchie, contre les grands propriétaires fonciers, contre la féodalité (et la révolution reste par la bourgeoise, démocratique bourgeoise). Ensuite, avec la paysannerie pauvre, avec le semi-prolétariat, avec tous les exploités, contre le capitalisme. y compris les paysans riches, les koulaks, les spéculateurs ; et la révolution devient par la "socialiste"793

On voit que cette question est très liée à celle du rôle de la paysannerie dans la révolution. Il est inexact de prétendre794 que TROTSKY ait méconnu ce problème ou qu'il l'ait résolu de façon négative795. Il écrit en 1906 dans Bilan et perspectives : "une politique saine obligera le prolétariat à appeler au pouvoir les dirigeants influents de la petite bourgeoisie des villes, des intellectuels et de la paysannerie. Tout le problème réside en ceci : qui déterminera le contenu de la politique gouvernementale, qui formera dans son sein une majorité homogène ? "796. Mais il ne conçoit pas la possibilité d'une "dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie", comme préalable à la "dictature du prolétariat"797, car, pour lui, la paysannerie ne peut avoir ni une politique, ni un parti indépendant798.

Notes
782.

cf. Extraits p. 220 & s. in BAECHLER op. cit.

783.

Extraits ib. pp. 225-226

784.

op. cit.

785.

p. 606 - 607 in "Trois conceptions de la révolution russe" in Staline op. cit.

786.

La révolution permanente! op. cit. p. 40

787.

ib. p. 42

788.

ib. p. 40 à 44

789.

Notons que l'historien communiste Jean ELLEINSTEIN considère que sur le plan interne, les idées de Trotsky sont assez proches de celles de Lénine sur la "révolution ininterrompue". Sur le plan international, l'histoire a confirmé la thèse du "socialisme dans un seul pays", op. cit. T. II p. 92

790.

p. 364 & s. in De la Révolution Editions de Minuit. Paris 1964 cite p. 48 In FIGUERES op. cit.

791.

pp. 194-195. La révolution permanente, op. cit.

792.

V.I. "LENINE. Sur l'infantilisme "de gauche" et les idées petites bourgeoises, pp. 816-845 in Oeuvres choisies. T Il La maladie infantile. 6p. cit.

793.

V.I. LÉNINE. La révolution prolétarienne et le renégat Kantsky p. 145-146 Oeuvres, op. cit. III

794.

L. FIGUERES. op. cit. p. 46

795.

M. BASMANOV. 6p. cit. p. 29 & s.

796.

TROTSKY. Bilan et perspectives, op. cit. p.55

797.

FIGUERES. 6p. cit. p. 40 & s.

798.

TROTSKY. La révolution permanente op. cit. p. 230