La gentry, c'est à dire la petite noblesse, qui fournit les dirigeants de la révolution, est sans doute le groupe sociable plus difficile à étudier. La controverse porte d'abord sur sa situation économique, son enrichissement. Elle concerne ensuite, la nature de classe de la guerre civile. Elle a enfin pour objet, le caractère de la classe dirigeante en Grande-Bretagne. Finalement, la question est de savoir si, après la révolution de 1640, la bourgeoisie a assuré sa domination.
Le point de départ est la thèse de l'historien TAWNEY967, suivant la quelle, la révolution aurait pour origine, l'ascension de la gentry à partir du milieu du XVIe siècle, et l'extension de sa propriété, en même temps que le déclin de l'aristocratie plus conservatrice sur le plan économique, et surtout plus dépensière. Ajoutons que pour TAWNEY, à cette époque de première révolution industrielle, la gentry est favorable au capitalisme968 Cette interprétation est atténuée par Lawrence STONE969 pour lequel "la montée de la gentry est dans une certaine mesure (....) une illusion d'optique, résultant de (la) faiblesse temporaire de l'aristocratie". La critique est beaucoup plus vive chez le professeur TREVOR ROPER, selon lequel, la révolution viendrait au contraire de la gentry appauvrie, la "mère gentry" qui ne tirait pas ses ressources des offices ou du commerce, mais seulement de la terre970. Cette "mère gentry" aurait correspondu au radicalisme politique des indépendants, acteurs importants de la révolution971. Cette assimilation est combattue, exemples à l'appui, par ZAGORIN972 et Christopher HILL973.
La constatation de la montée de la gentry règle pour partie seulement, la question de son rôle dans la révolution, On trouve ainsi , dans un article fondamental de Perry ANDERSON974, l'idée que la révolution fut un affrontement au sein d'une même classe sociale, et non entre classes sociales. C'est dans une certaine mesure, une remise en cause du caractère bourgeois de la révolution, et de ses compétences. Il écrit "Après une révolution acharnée et cathartique, qui a transformé la structure, mais pas la superstructure de la société anglaise, une aristocratie terrienne, soutenue par un puissant groupe marchand, devint la première classe dominante capitaliste en Grande-Bretagne"975. Il conclut de cette façon : "La bourgeoisie commerçante fut contenue (...) dans un rôle honorable, certes, mais subalterne"976. Si l'idée que la révolution n'a été bourgeoise que par "procuration"977, relève déjà d'une vue des réalités historiques marquée d'empirisme, les conséquences qu'en tirent les représentants de la New Left dans leurs articles978, paraissent encore plus discutables.
Ces deux auteurs pensent que le bourgeoisie n'aurait jamais été une classe politiquement dominante, jusqu'à sa fusion dans un "bloc au pouvoir" formé par l'aristocratie terrienne Celle-ci aurait imposé, outre son hégémonie politique, une hégémonie culturelle979. L'élite politique aurait donc été l'émanation d'une classe sociale étrangère à la société urbaine et industrielle, et composée presque entièrement de propriétaires fonciers en 1832 Un changement serait intervenu ensuite, sans empêcher la survie d'un état d'esprit, caractérisé par exemple, par l'obsession de la campagne, dans la culture britannique980.
Sans relever les contradictions de ces articles, soulignées par E.P. THOMPSON, on reprendra les principaux arguments qu'il leur oppose, en suivant fidèlement la pensée de MARX981. Il remarque la nature capitaliste de la gentry, MARX, dans les Manuscrits de 1844, conçoit plus une évolution globale, que la spécificité de cette gentry. "Comme nous le voyons en Angleterre, la grande propriété foncière, dans la mesure où elle tend à faire le plus d'argent possible, s'est déjà dépouillée de son caractère féodal et a adopté un caractère industriel Elle procure au propriétaire, la rente la plus élevée possible, au fermier le plus grand profit possible pour son capital982. La gentry est la principale bénéficiaire de l'ère de stabilisation politique qui suit 1640, puisque la bourgeoisie industrielle, n'obtient le droit de suffrage qu'en 1832. Même si le rôle de la bourgeoisie industrielle n'a pas été décisif, il serait inexact de présenter l'aristocratie comme une avant-garde983. ENGELS traite ainsi de la nature de classe du pouvoir politique en Grande-Bretagne : "qui gouverne réellement l'Angleterre ? La propriété, (…) c'est bien sûr la classe moyenne qui gouverne"984. Il écrit plus tard à propos de la période qui suit 1640, que la bourgeoisie a pris le pouvoir à la place de la noblesse, "en l'embourgeoisant de plus en plus et en se l'incorporant pour en faire son couronnement décoratif985 Il s'agit du mécanisme fondamental ; il est précisé dans d'autres écrits MARX voit les Whigs comme "les représentants aristocratiques de la bourgeoisie, de la classe moyenne industrielle et commerçante. A la condition que la bourgeoisie leur abandonne, à eux qui sont une oligarchie de riches familles, le monopole du gouvernement (…) ils remplacent la classe moyenne et l'aident à obtenir ces concessions qui dans le cours du développement social et politique apparaissent maintenant inévitables"986 ENGELS analyse 3e façon similaire, la situation d'après 1689 "compromis entre une partie de la noblesse et la bourgeoisie" 987, "compromis entre la bourgeoisie montante et les ci-devant propriétaires féodaux (…). Les dépouilles politiques — postes, sinécures, gros traitements — étaient abandonnées aux grandes familles nobiliaires, à condition que les intérêts économiques de la bourgeoisie commerçante, industrielle et financière, ne fassent pas négligés. Et ces intérêts économiques étaient déjà à l'époque suffisamment puissants pour déterminer la politique générale de la nation"988. Il y a donc une délégation de pouvoir de la bourgeoisie industrielle à la noblesse, dont l'autonomie est réduite. Il est contestable de parler d' "hégémonie" de l'aristocratie, sur tout en réduisant au niveau idéologique989, ce concept emprunté à GRAMSCI990. L'hégémonie est en fait après 1640, celle de la bourgeoisie proprement dite, même s'il y a un écart entre certains aspects de la superstructure, et l'infrastructure de la formation économique et sociale britannique.
Sur le plan de l'étude de l'idéologie, ANDERSON et NAIRN restent très proches de GRAMSCI. Celui-ci écrit "En Angleterre où la révolution bourgeoise s'est faite avant la France, nous avons, comme en Allemagne, un phénomène de fusion entre l'ancien et le nouveau, malgré l'extrême énergie des "Jacobins" anglais, c'est à dire des "têtes rondes" de CROMWELL ; la vieille aristocratie demeure comme couche gouvernementale, avec certains privilèges, elle devient elle aussi la couche intellectuelle de la bourgeoisie anglaise (du reste l'aristocratie anglaise est à cadres ouverts et se renouvelle continuellement grâce à des éléments qui proviennent des intellectuels et de la bourgeoisie)"991 De son côté, Jean de constate l'absence d'une idéologie à la fois radicalement critique et universaliste992. En fait, la bourgeoisie anglaise a développé un système de pensée cohérent993. Il est fondé sur les sciences naturelles avec DARWIN, la théorie économique classique, avec SMITH et RICARDO, et les valeurs du protestantisme. MARX a souligné dans Le Capital que "le protestantisme est essentiellement une religion bourgeoise"994 Dans Ludwig Feuerbach, ENGELS lie l'apparition de "l'hérésie protestante", et le développement de la bourgeoisie995. Que cette religion soit l'expression du capitalisme, ou qu'elle en soit le moteur, l'accord semble général996, en tout cas, sur la liaison entre les deux phénomènes, illustrée surtout par les thèses de TAWNEY997 et de Max WEBER998. Le protestantisme pénètre ensuite l'ensemble de la société999.
L'analyse marxiste des révolutions bourgeoises, est au centre d'un débat, en Angleterre comme en France. Certains chercheurs remettent en cause la nécessité de la révolution française1000 et l'apport de l'historiographie marxiste1001, dominante pour cette période1002, dans une intention idéologique précise1003. La théorie marxiste, impuissante à expliquer la transition au capitalisme, ne saurait fournir de solution à la crise que traverse la société actuelle. Le marxisme ne serait donc pas un guide adéquat, pour la pratique politique du mouvement ouvrier.
Sur un point aussi fondamental que le passage au capitalisme, la Nouvelle Gauche s'écarte de la théorie marxiste. Le problème se trouve ainsi posé, de savoir si l'on peut rompre complètement avec l'idéologie dominante, sans adopter une pratique de lutte de classes organisée, c'est à dire sans faire corps avec le parti révolutionnaire de la classe ouvrière.
Nous avons vu1004, que l'histoire britannique passée, était mue par la lutte des classes. Elle détermine aussi, l'histoire à venir, donc le passage au socialisme. TROTSKY pouvait écrire avec raison, que le prolétariat britannique, devait trouver un précédent national, de valeur, dans la révolution de 16401005.
R.H. TAWNEY. "The Rise of the Gentry 1558 - 1640" in The Economie History Review XI 1941 Extrait in L. STONE. Social Change and révolution in England 1540-1640 London, Longman 1970 4e ed. 186 p. pp. 6 -18
J. DOMARCHI. "L'Angleterre des Tudors et des Stuarts" Notes bibliographiques in Annales E.S.C. n° 5 Sept. Oct. 1971 pp. 1003 - 1020 R. MARX op. cit. p. 103 & s. H.R. TREVOR-ROPER. The gentry 1540-1640 The Economie History Review Suppléments Cambridge University Press London (sans indication de date) 55 p. p. 1 H.R. TREVOR-ROPER. "La révolution anglaise de Cromwell. Une nouvelle interprétation", in Annales E.S.C. 1955 n° 2 pp. 331-340
L. STONE. The crisis of the aristocracy 1558-1641 Oxford Clarendon Press 1965 841 p. p. 13
H.R. TREVOR op. cit. p. 13
ib. p. 34
P. ZAGORIN. "The social interprétation of the English Révolution" in Journal of Economie History XIX 1959 pp. 45 - 49 in L. STONE Social change op. cit.
C. HILL. p. 18 & s. in "Récent interprétations...." in op. cit.
P. ANDERSON "Origins of the présent crisis". in N.L.R. n° 23 Jan. Feb 1964 pp. 26-53 Traduction française "Les origines de la crise présente" in T.M. n° 219-220 août-sept. 1964 pp. 402-444
P. ANDERSON. "Origins..." art. cit. p. 39
P. ANDERSON. '"Les origines..." art. cit. p. 406
P. ANDERSON. "Origins..." art. cit. p. 28
Outre les articles précités d'ANDERSON ; T. NAIRN. "The British Political Elite" in N.L.R, n° 23 Janv. Fev. 1964 pp. 19-25. "Le travaillisme anglais des origines à Harold Wilson" in T.M. n° 222 nov. 1963 p. 849-888, "Un an de gouvernement Wilson ou les raisons d'une faillite" in T.M. nov. 1965 n° 234. pp. 843-861. N. POULANTZAS. art, cit. présente la controverse.
N. POULANTZAS op. cit. p. 1685
T. NAIRN. The British... art. cit.
E.P. THOMPSON, "The peculianties of the English" in Tne Socialist Register 1965 pp. 311 - 362
K. MARX. Manuscrits de 1844. "Economie et Philosophie" pp. 1 -141 in Oeuvres Economie in op. cit.
E.P, THOMPSON. "The peculianties art. cit. pp. 322 325
F. ENGELS. "The position of England" op. cit. p. 41
p. 14 in F. ENGELS « le role de la violence dans l'histoire » op. cit.
p. 112 in K. MARX. The élection in England;Tories and Whigs" in New York Daily Tribune August 21 1852 pp. 109 115 in Articles op. cit.
p. 259 in F. ENGELS. Ludwia Feuerbach op. cit.
pp. 296 297 in Socialisme Utopique op. cit. cf aussi ib. pp. 303 - 305
ANDERSON écrit, une classe hégémonique peut être définie comme imposant ses propres objectifs à la société tout entière. p. 425 in "Les origines" art. cit.
A. GRAMSCl Oeuvres choisies. Traduction française, Paris. Editions Sociales 1959 539 p. L, GRUPPI. "Le concept d'hégémonie chez antonio Gramsci" in Dialectiques n° 4&5, pp, 44-68
A. GRAMSCl, Le Risorgimento. Le problème de la direction politique dans la formation et dans le développement de la nation et de l’Etat moderne en Italie, p. 367 in op. cit.
F DOMARCHI. op. cit. p. 90
C. HILL. The intellectual origins op. cit. E.P. THOMPSON, art. cit. pp. 330 337
K. MARX Le Capital Livre I op. cit. p. 533 cf. aussi p. 74
F. ENGELS. Ludwig Feuerbach op. cit. p. 258
H. BAKER. The wars of truth Studies in the decay of Christian humanism in the earlier seventeenth century, London, Stapples Press 1952 390 p. P. COLLINSON. The Elijzabethan Puritan Movement University of Californie Press 1967 528p. J. DELUMEAU. Naissance et affirmation de la réforme. Paris.P.U.F. 1973 "NouvelleClio" 413 p.; C. RUSSEL (Edited by) The 0rigins of the English Civil war. London, Macmillan 1973- 286 p. ; H.R, TREVOR ROPER. Religion the reformation and social change London, MacmiUan 1967, 487 p. opposé à cette conception, cf. surtout pp. 1 - 45
R.H. TAWNEY, Religion and the Rise of capitalism (1922) Penguin Books 1966. 334 p.
K. SAMUELSON, Economie et religion - une critique de Max Weber. Paris. Mouton 1971. 131 p.
R.B. MANNING ''La diffusion du protestantisme populaire en Angleterre" in Annales E.S.C.
F. FURET. D. RICHÊT. La Révolution T. I Des états généraux au 9 thermidor TU Du 9 thermidor au 38 Brumaire Paris. Réalités. Hachette, 1965, 1966, 359 p. 349 p. R. ROBIN. "la nature de l'état à la fin de l'ancien régime. Formation sociale, Etat et transition" in dialectiques n° 1 et 2 mai 1973. pp. 31 • 54 Critique in GUIBERT SLEDZIEWSKI E. "Du féodalisme au capitalisme transition révolutionnaire ou système transitoire ? ". in La Pensée n° 173. Fev. 1974 pp. 22-36
F. FURET. "Le catéchisme révolutionnaire" in Annales E.S.C. mars avril 1971 n° 2. pp. 255-289
cf. essentiellement
A. GERARD, la révolution française mythe et interprétations 1789-1970 Paris. Flammarion "questions d'histoire" 1970 140 p.
J. GODECHOT. Les Révolutions 1770-1739. Paris. P.U.F. "Nouvelle Clio" 2e éd. 1965(antimarxiste) G. LEFEBVRE. La révolution française . Paris. P.U.F. 1968. "Peuples et civilisations" XIII 6e éd. 698 p. A. SOBOUL. La révolution française (1962). Gallimard Idées 1970
1 - De la Bastille à la Gironde 377 p.
2 - De la Montagne à Brumaire 338 p.
"Problèmes de la révolution française" P. 259 & s. in Aujourd'hui l'histoire op. cit.
Outre les travaux de HILL, on peut citer J. LINDSAY. Civil war in England. Frederick Muller 1966 365 p. (récit d'inspiration marxiste) Life of John Bunvan 1937. (lettre précitée)
L. TROTSKY. Léon Trotsky on Britain p. 111