§ I - LA DOCTRINE MARXISTE.

L'étude de la pensée de MARX et d'ENGELS, puis de celle de LÉNINE, implique qu'on se dégage de l'amalgame pratiqué par les gauchistes, quant aux étapes de la révolution socialiste. Il importe, en particulier, de bien distinguer, la conquête du pouvoir, de la destruction de l'Etat bourgeois, et de son remplacement par une dictature du prolétariat. L'affirmation selon laquelle un passage pacifique au socialisme, exclurait la dictature du prolétariat, comme l'affirme le parti communiste chinois, ne résiste pas à une lecture de la doctrine marxiste et révèle une profonde incapacité à l'analyse dialectique.

La diversité des voies de passage au socialisme, est soulignée aussi bien par MARX que par LÉNINE.

L'expérience de la Commune permet à MARX, de clarifier sa position. Le 12 Avril 1871, il écrit à Londres à KUGELMANN "Si tu relis le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, tu verras que j'y exprime l'idée suivante : la prochaine tentative révolutionnaire en France ne devra pas, comme cela s'est produit jusqu'ici, faire changer de main l'appareil bureaucratico-militaire mais le briser, Et c'est la condition préalable de toute véritable révolution populaire sur le continent, C'est bien la d'ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens"1010. Quelques temps après, en juillet 1871, MARX s'entretient avec le correspondant de la revue américaine The World. Pour lui "le but (est) l'émancipation économique de la classe ouvrière par la conquête du pouvoir politique ; le but (est) d'utiliser ce pouvoir politique pour accomplir des tâches sociales. Nos objectifs doivent être suffisamment larges pour inclure toutes les formes d'activité de la classe ouvrière… Dans chaque partie du monde, notre tâche prend une forme particulière. En Angleterre par exemple, la voie est ouverte à la classe ouvrière pour montrer sa force politique. L'insurrection serait une folie la où l'agitation pacifique conduirait au but par des moyens plus rapides et plus sûrs. En France la multitude des lois répressives et l'antagonisme brutal entre les classes, rend inévitable en apparence une conclusion violente de la guerre sociale. Mais c'est la classe ouvrière elle-même de ce pays qui doit choisir par quels moyens elle cherche cette conclusion". MARX envisage tout de même dans ce texte, la possibilité d'une violence émanant de la classe dirigeante. "La bourgeoisie anglaise a toujours montré qu'elle était prête à accepter une décision majoritaire aussi longtemps qu'elle détenait un monopole des suffrages (…) au moment où elle se trouve minoritaire sur des questions qu'elle considère d'un intérêt vital, nous aurons une nouvelle guerre de propriétaires d'esclaves"1011.

C'est la position affirmée ensuite par MARX et ENGELS. En septembre 1871, lors d'un discours à la Conférence de Londres de l'A.I.T., MARX disait : "Nous devons déclarer aux gouvernements : nous savons que vous êtes le pouvoir armé qui est dirigé contre le prolétariat , nous avancerons contre vous de façon pacifique aussi longtemps que nous le pourrons, et par les armes si c'est nécessaire". De même dans une réunion publique à Amsterdam qui suivait le Congrès de la Haye de l'Internationale "Nous savons qu'une attention particulière doit être accordée aux institutions, coutumes et traditions des différents pays ; et nous ne nions pas qu'il y a des pays comme les Etats-Unis et l'Angleterre dans lesquels les travailleurs peuvent espérer atteindre leur but par des moyens pacifiques "- Le même point de vue est exprimé par ENGELS dans sa préface à la première traduction anglaise du Capital en 1886, et dans sa Critique du Programme d'Erfurt en 1891, où il insiste sur le rôle possible du Parlement dans une transformation révolutionnaire1012. Sa pensée est bien résumée par cette formule : "Pour moi, en tant que révolutionnaire, tout moyen conduisant au but est valable, le plus violent comme celui qui semble le plus pacifique"1013.

Dans une situation historique différente, LÉNINE reprend la question, en 1917 dans l'Etat et la Résolution1014 puis dans son interprétation de la révolution d'octobre. Toute tentative d'utiliser ses écrits à la lettre, sans tenir compte des changements intervenus depuis, serait contraire à la méthode marxiste1015.

Dans un contexte de guerre impérialiste, il est important de réfuter les déformations opportunistes de la doctrine marxiste sur l'Etat. Mais le point de vue de LENINE doit être replacé par rapport à l'illégalité de son action politique. Il écrit "Sans révolution violente, il est impossible de substituer l'Etat prolétarien à l'Etat bourgeois" , mais après avoir relevé que l'Etat bourgeois "ne peut céder la place à l'Etat prolétarien (à la dictature du prolétariat) par voie d' "extinction", mais seulement, en règle générale par une révolution violente"1016. LÉNINE reconnaît que, MARX dans sa lettre précitée à KUGELMANN, limite sa conclusion au continent, mais considère que les conditions ont changé. "Cela se concevait en 1871, quand l'Angleterre était encore un modèle de pays purement capitaliste, mais sans militarisme et, dans une large mesure sans bureaucratie. Aussi MARX faisait-il une exception pour l'Angleterre, où la révolution et même la révolution populaire paraissait possible, et l'était en effet sans destruction préalable de la "machine de l'Etat toute prête"

"Aujourd'hui, en 1917, à l'époque de la première grande guerre impérialiste, cette restriction de MARX ne joue plus. L'Angleterre comme l'Amérique, les plus grands et les derniers représentants de la "liberté" anglo-saxonne dans le monde entier (absence de militarisme et de bureaucratisme), ont glissé entièrement dans le marais européen, fangeux et sanglant, des institutions militaires et bureaucratiques, qui se subordonnent tout et écrasent tout de leur poids. Maintenant, en Angleterre comme en Amérique, "la condition première de toute révolution populaire réelle", c'est la démolition, la destruction de la "machine de l'Etat toute prête" (portée en ce pays, de 1914 à 1917, à une perfection "européenne", commune désormais à tous les Etats impérialistes"1017. De même, commentant la critique du projet de programme d'Erfurt adressée par ENGELS à KAUTSKY en 1891, LÉNINE écrit ". précisément parce qu'il n'y a ni république ni liberté en Allemagne, il est absolument insensé de rêver d'une voie "pacifique". Engels est assez prudent pour ne pas se lier les mains. Il reconnaît que dans les pays de république ou de très grande liberté, "on peut concevoir" (seulement "concevoir"!) une évolution pacifique vers le socialisme"1018 LÉNINE en conclut que "De 1852 à 1891, durant quarante années, MARX et ENGELS ont enseigné au prolétariat qu'il doit briser la machine d'Etat"1019. Il raisonne d'ailleurs de la même façon, à propos de l'Angleterre, en 1918, dans sa critique de KAUTSKY1020.

Il convient pour bien comprendre la pensée de LÉNINE, de distinguer les tâches de la révolution socialiste, La destruction de l'Etat bourgeois peut se faire, sans que la révolution soit nécessairement violente. Mais dans tous les cas la dictature du prolétariat, c'est à dire la nouvelle forme d'exercice du pouvoir, est une loi de la révolution socialiste. Les écrits très nombreux de LÉNINE sur la dictature du prolétariat1021, lui confèrent trois caractéristiques C'est d'abord une période de transition politique en tant que processus qui sépare le capitalisme, de la phase supérieure du communisme. Ce n'est plus véritablement un Etat au sens propre du terme, la machine de l'Etat bourgeois, est remplacée par d'autres structures. Enfin, si la dictature du prolétariat instaure une contrainte sur les exploiteurs déchus, elle consiste pour les travailleurs, dans la démocratie la plus large. C'est aussi la position de Rosé LUXEMBURG, qui écrit dans le programme du parti communiste allemand "Doter de la sorte la masse compacte de la population laborieuse de la totalité du pouvoir politique pour qu'elle accomplisse les tâches révolutionnaires, c'est ce qu'on appelle la dictature du prolétariat : la démocratie véritable"1022.

L'expérience de la révolution socialiste de 1917 montre que LÉNINE n'est en rien dogmatique. Les communistes britanniques, comme d'ailleurs le P.C.F., insistent sur le fait que dans une phase déterminée de la révolution russe, LÉNINE aurait voulu une révolution socialiste pacifique. Ils relèvent les éléments suivants : A la conférence panrusse du parti bolchevik qui se tient à partir du 7 mai 1917, LÉNINE fait triompher la thèse d'une conquête pacifique de la majorité dans les soviets pour préparer le renversement du Gouvernement provisoire et la fin de la guerre, en donnant tout le pouvoir aux Soviets1023, alors que les bolcheviks y sont encore en minorité. Il défend cette position jusqu'à ce que l'insurrection armée paraisse inéluctable. Il écrit par exemple, le 7 juin 1917 "Ce n'est qu'en Russie que le passage du pouvoir à des organismes déjà existants, les Soviets, peut s'effectuer d'un seul coup, pacifiquement, sans insurrection, les capitalistes ne pouvant résister aux soviets des députés ouvriers, soldats et paysans"1024, Lorsque la situation a changé, il affirme, au milieu de juillet "Tout porte à croire que les mots d'ordre "Tout le pouvoir aux Soviets" n'approfondissent pas toute l'idée que c'était là le mot d'ordre du développement pacifique de la Révolution. Et pas seulement pacifique en ce sent que personne, aucune classe, aucune force sérieuse n'aurait pu alors (du 27 février au 4 juillet) s'opposer au passage du pouvoir aux Soviets ou y faire obstacle.

Ce n'est pas encore tout. Le développement pacifique était alors possible même sans cet autre rapport, la lutte des classes et des partis au sein des Soviets aurait pu, à condition que les Soviets aient pris en temps opportun la totalité du pouvoir d'Etat, revêtir les formes les plus pacifiques et les plus indolores (…). Le développement pacifique a été rendu impossible. Nous nous sommes engagés dans la voie non pacifique la plus douloureuse"1025, Après la tentative du coup d'état de KORNILOV, LÉNINE propose une entente avec les menchéviks et les socialistes révolutionnaires. "Ce qui est un compromis pour nous, c'est le retour à notre revendication d'avant juillet. Tout le pouvoir aux Soviets, formation d'un gouvernement de socialiste-révolutionnaires et de menchéviks, responsable devant les Soviets. En ce moment et en ce moment seulement, peut-être pendant quelques jours tout au plus ou pendant une semaine ou deux, un tel gouvernement pourrait se former et s'affermir d'une manière toute pacifique. Il pourrait très vraisemblablement assurer la progression pacifique de la révolution russe et de très grandes chances de progrès au mouvement mondial vers la paix et vers la victoire du socialisme (…), Mais peut-être n'est-ce plus possible ? Peut-être s'il ne restait pourtant qu'une chance sur cent, cette chance vaudrait d'être tentée1026.

Le sens des idées de LÉNINE est donc que la violence n'est justifiable que si elle est nécessaire Malgré tout, il est vraisemblable, comme le remarquent les chinois1027, qu'il n'envisage le passage pacifique au socialisme qu'à titre d'exception. Des expériences révolutionnaires ultérieures, éclairent différemment la question.

Notes
1010.

cité p. 188 in K. MARX, J. MARX, F. ENGELS Lettres à Kuoplmann Paris Editions Sociales 1971 269 p.

1011.

cité in J. GOLLAN "Which Road ? " art, cit. pp. 199 - 200

1012.

cité ib. p. 200 , Sur les idées d ENGELS cf. aussi article à paraitre de A. DEMICHEL

1013.

cité in C. ZARODOV. op. cit. p. 226

1014.

op. cit.

1015.

Sur les idées de LÉNINE cf, F. DEMICHEL "La concezione dalla rivoluzione socialista in Lenin" pp. 731 - 753 in Annale (Instituto G. Feltrinelli) Milan Feltrinelli 1973 1499 p.

1016.

V.I. LÉNINE. L'Etat et la Révolution op. cit. P. 349. ib. p. 348

1017.

ib. p. 364

1018.

ib. p. 393 - 394

1019.

ib. p. 429

1020.

p. 80 & s. in V.I. LÉNINE La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky in Oeuvres choisies III pp. 71 - 171

1021.

V.I. LÉNINE. le prolétariat et sa dictature Textes choisis et présentés par P. KESSEL Paris, U.G.E. 1970 10/18 511 p. F, DËMICHEL .art. cit.

1022.

cité p. 233 in R. LUXEMBURG op. cit.

1023.

J. ELLËINSTËIN. La Révolution des Révolutions Paris, Editions Sociales 1967 188 p, p. 87 & s.

1024.

cité in L. FIQUERES op. cit. p. 69

1025.

cité ib pp. 70-71

1026.

ib. pp. 72 - 73

1027.

La révolution prolétarienne et le révisionnisme op. cit. P. 7 & s