B/ La rupture épistémologique ¹¹⁹³

Ce point concerne essentiellement "l'histoire de la pensée de Marx"¹¹⁹⁴. Althusser écrit dans Pour Marx qu'une "coupure épistémologique" intervient dans l'Idéologie Allemande "qui constitue la critique de son ancienne conscience philosophique (idéologique)"¹¹⁹⁵. La période postérieure à 1845 serait "scientifique"¹¹⁹⁶. On aurait donc les quatre temps qui suivent : œuvres de jeunesse (jusqu'à la Sainte Famille), textes de la coupure (Thèses sur Feuerbach, Idéologie Allemande), œuvres de maturation (1845-1857), Oeuvres de maturité (après 1857)¹¹⁹⁷. Cette coupure n'entraîne pas la disparition totale de catégories philosophiques comme celle d' "aliénation"¹¹⁹⁸, mais une "tendance" dans ce sens¹¹⁹⁹.

Il est certain qu'en 1845-46, Marx abandonne l'humanisme philosophique en bouleversant sa conception de l'homme et des rapports sociaux. Cette rupture est incontestée aussi bien du parti communiste français¹²⁰⁰, que des philosophes comme SEVE¹²⁰¹ ou CORNFORTH¹²⁰² sauf de John LEWIS¹²⁰³ et avant lui de tous ceux qui voient dans les Manuscrits de 1844 le point de départ de la pensée de Marx, les chrétiens BIGO¹²⁰⁴ et CALYEZ¹²⁰⁵, les "marxistes" LEFEBVRE¹²⁰⁶, GARAUDY et SCHAFF¹²⁰⁷ L'interprétation de John Lewis semble commune en Grande-Bretagne. On la trouve aussi bien dans une brochure du P.C.G.B.¹²⁰⁸ que dans un ouvrage universitaire¹²⁰⁹.

Dans Réponse à John Lewis. Althusser précise qu'il y a chez Marx antériorité d'une "révolution" philosophique sur la coupure épistémologique¹²¹⁰. Plus concrètement "c'est parce que le jeune Marx a réglé ses comptes avec sa conscience philosophique antérieure" (1845), a abandonné définitivement ses positions théoriques de classe bourgeoise libérale et petite-bourgeoise révolutionnaire pour adopter (fût-ce seulement dans le principe, au moment où il largue les vieilles amarres) de nouvelles positions théoriques de classe, révolutionnaires prolétariennes, qu'il a pu jeter les bases de la théorie scientifique de l'histoire comme histoire de la lutte des classes"¹²¹¹. Althusser revient sur l'importance de cette "catégorie philosophique" dans Eléments d'autocritique¹²¹². Pour lui, l'opposition entre ceux qui reconnaissent l'existence d'une coupure et ceux qui la nient est de nature "politique"¹²¹³. La coupure épistémologique caractérise "le fait historico théorique de la naissance d'une science (…), de la science révolutionnaire marxiste..."¹²¹⁴. Il entend par "science révolutionnaire" : "non seulement une science dont les révolutionnaires peuvent se servir pour la révolution, mais une science dont ils peuvent se servir parce qu'elle est dans le dispositif théorique de ses concepts, sur des positions théoriques de classe révolutionnaires"¹²¹⁵. Il semble qu'après cette rupture, Marx conserve une partie de ses idées, en particulier en matière d'humanisme. Le concept de "coupure" a pu paraître non dialectique. La "révolution théorique" de Marx est avant tout un "dépassement"¹²¹⁶.

On trouve par exemple dans la Vie Thèse sur Feuerbach. l'idée essentielle que "l'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu pris à part. Dans sa réalité c'est l'ensemble des rapports sociaux"¹²¹⁷. Il y a donc la l'affirmation du "caractère foncièrement second de l'individualité par rapport ai la base sociale objective"¹²¹⁸ en rupture avec l'humanisme spéculatif de 1844¹²¹⁹. La lettre de Marx à ANNENKOV de 1846 contient cette formule "l'histoire sociale des hommes n'est jamais que l'histoire de leur développement individuel (…). Leurs rapports matériels forment la base de tous leurs rapports. Ces rapports matériels ne sont que les formes nécessaires dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise"¹²²⁰. L'idéologie allemande développe ce point : "Cette façon de considérer les choses n'est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses ce sont les hommes, non pas isolés et figés de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement"¹²²¹

Le Capital enfin, renferme une conception scientifique de l'homme dans de nombreux passages au travers desquels Marx dénonce l'exploitation du prolétariat¹²²². Ces textes, longuement repris par John LEWIS et Lucien SEVE paraissent irréfutables¹²²³.

On ne saurait pour autant utiliser de façon indifférente le terme d'homme. L'homme, au sens marxiste, est situé socialement, historiquement, il est beaucoup plus que "cet homme concret, en chair et en os" qu'UNAMUNO considère comme "le sujet et l'objet suprême de toute philosophie"¹²²⁴. Mais il n'est pas à titre exclusif l'objet de la science marxiste. On peut donc trouver très contestable que Maurice CORN FORTH, philosophe communiste, écrive : "Le Marxisme est pour l'essentiel une tentative de réponse à la question : "qu'est-ce que l'homme ? "¹²²⁵. De même James KLUGMANN écrit, à tort, à notre avis, que "le centre de notre (les communistes) but et de notre vision, c'est l'homme"¹²²⁶. La tentation opposée selon laquelle en théorie "l'Homme n'existe pas"¹²²⁷ méconnaît le sens même du socialisme, qui est d'abord une "affirmation humaniste"¹²²⁸. On trouve finalement une position assez juste dans cette formule du trotskyste Georges NOVACK qui reflète bien les idées de ce courant de pensée sur la question "l'Humanisme socialiste est d'une manière conséquente, matérialiste et historique"¹²²⁹. C'est aussi le point de vue de Howard L PARSONS "L'humanisme" de Marx est différent, il est révolutionnaire"¹²³⁰. Cet humanisme matérialiste laisse une place à l'initiative de l'homme engagé. NOVACK écrit : "la décision personnelle est l'expression suprême du déterminisme social, le dernier lien dans cette chaîne causale"¹²³¹. La référence à un humanisme de type nouveau est une constante de la théorie politique marxiste en Grande-Bretagne. Un jeune philosophe communiste parle d' "humanisme rationaliste"¹²³².