Chapitre 1. Introduction

«  Un petit pays dont on parle beaucoup  », telle pourrait être la définition donnée au Cambodge 1 dans un mots-croisés, tant sa notoriété traverse l’Histoire. Du début du IXe siècle A.D. au milieu du XVe siècle  2 , le Cambodge voit l’essor, puis le déclin d’une civilisation brillante, qui laisse derrière elle des merveilles architecturales dont les plus belles sont rassemblées dans le site d’Angkor. Ce passé empêche que l’on oublie l’insignifiant « Protectorat » pendant la longue nuit coloniale (1863-1953) et explique sans doute qu’à l’indépendance la personnalité de son roi (Norodom Sihanouk) fasse connaître au monde entier un pays peuplé de moins de 5 millions d’habitants. Devenu « chef de l’Etat » en mars 1955, Sihanouk est destitué en mars 1970, mais le Cambodge n’en continue pas moins à faire la « Une » des journaux, que ce soit pour les horreurs d’une guerre (1970-1975) et d’une « paix » génocidaire (1975-1978).

Face à ces convulsions, il est tentant de se réfugier dans des schémas. Certains avanceront l’idée, explicite ou non, que l’Histoire, un moment arrêtée par une « colonisation sans heurts »  3 et la prestance de Sihanouk, semble vouloir accélérer son mouvement et vouer ce peuple, jusque-là considéré comme conformiste, religieux et surtout pacifique, à une série de vengeancesfratricides et finalement à l’extermination. On pourra aussi, avec plus de justesse, montrer que le Cambodge a été une victime, que les enjeux d’hégémonie ont, une fois de plus, dicté leur loi, au mépris d’une volonté affirmée de neutralité et de paix  4 . On pourra enfin prouver l’inéluctable en accumulant des statistiques comparatives, démographiques, économiques et militaires, ou mettre en cause les stratégies internationales d’un Sihanouk ou d’un Pol Pot. Aucune de ces trois approches n’est fausse, mais il ne suffit pas de dire qu’elles sont partielles : elles ne sont pas réellement explicatives. La nécessité transcendante, qu’exprime le fatalisme historique ou son antagonique le hasard malencontreux, n’est que simulacre de la science des sociétés, suffisamment réfuté par ces renversements spectaculaires où des vassaux deviennent suzerains, ou par les victoires de peuples-David, capables d’imposer leur droit à l’existence à des Etats-Goliath.

Mais refuser ces évidences immédiates, c’est s’imposer la recherche des ressorts les plus profonds et les plus stables du système social cambodgien, notamment à travers cette question : comment une société n’a-t-elle pas davantage de force et de dynamisme, quand l’âme du peuple - son homogénéité, son unité culturelle autour de la royauté - semble si puissamment enracinée que les khmers rouges, ces inquisiteurs de la modernité, ne pensent pouvoir l’extirper que par le meurtre  ?

Au-delà des aspects conjoncturels et purement politiques, c’est donc à une quête des profondeurs, des « structures », que l’on s’attachera ici. L’économiste n’est pas dépourvu d’ambitions ni de possibilités en ce domaine, comme en témoignent la littérature sur la « dynamique comparée des systèmes », ou les recherches sur les « obstacles au développement ». De ces travaux très divers, on peut retenir des conclusions fondamentales : la nécessité d’une définition extensive du champ de l’Economique et l’utilisation d’une méthodologie spécifique.

Notes
1.

J’utiliserai constamment l’appellation de « Cambodge », qui est une francisation du nom « officiel, savant » (Leclère, 189, XLV) de « Kampuchéa ».

2.

En 1431 les Siamois prennent Angkor pour la deuxième ou troisième fois et le site est abandonné.

3.

Cf. le titre évocateur de la thèse d’Alain Forest (1978) : « Histoire d’une colonisation sans heurts. Le Cambodge et la colonisation française (1897-1920) ».

4.

W. Burchett (1970), J.C. Pomonti et S. Thion (1971) ont une approche plus large et plus nuancée. Plus récemment, on trouvera de nombreux exemples dans Shawcross (1979).