1. Le problème du champ d’investigation

C’est en étudiant l’Asie du Sud que G. Myrdal a confirmé ses vues antérieures sur la nécessité absolue de ne pas étudier les facteurs économiques - au sens restreint - « in isolations of other social facts » (1968, I, 28). La formule est (devenue) banale, surtout en France, où existait, allant dans le même sens, une certaine « tradition » 5 , mais une démonstration aussi complète, conséquente et concrète que celle des trois forts volumes d’« Asian Drama » est exceptionnelle.

C’est qu’en sortant de son domaine l’économiste prend des risques : il lui faut abandonner les recettes éprouvées pour réfléchir à leurs conditions d’application, renoncer à la sécurité des modèles quantitatifs pour saisir des relations qualitatives, sans pour autant cesser de vouloir les classer et les

hiérarchiser. En bref, il faut sacrifier le monopole d’une technique et s’ouvrir à d’autres disciplines pour rester sur le terrain de la science. Myrdal, longtemps considéré, avec une connotation méprisante, comme « sociologue », a fait l’expérience de ces difficultés et on peut suivre la trace de ses luttes dans les articles et conférences publiés sous un titre évocateur : « Against the stream »  6 . Il s’impose pourtant d’être « à contre-courant » lorsque les économistes si prompts à dénoncer le conformisme dans la société (où il s’appelle blocage « structurel »), s’en croient trop souvent indemnes

‘Il y a des récompenses pour les économistes qui font preuve d’habileté en travaillant dans le cadre du modèle et en montrant une capacité à enrichir, amender et développer les réflexions contenues dans cette tradition. C’est cela qui donne rang parmi les collègues, et, en particulier, qui ouvre des situations d’enseignement et de recherche dans nos universités. (Myrdal, 1973, 69)’

Ce n’est pourtant pas un non-conformisme de principe qui poussait Myrdal, mais la conscience aiguë du rôle de l’économiste face aux problèmes de développement : alors que les autres spécialistes des sciences sociales sont surtout des conseillers, les économistes doivent décider et agir. Ils ont ainsi, volens nolens, l’inestimable privilège d’être « the cavalry of social scientists » (id). En contrepartie, ils ont la responsabilité très lourde de trier et d’arbitrer, ce qui leur impose, plus qu’à d’autres, d’avoir la capacité et la volonté de comprendre d’autres discours et d’autres méthodes. Cette ouverture d’esprit se heurte sans cesse davantage aux barrières qu’élèvent les « spécialités », celles, inévitables, qui tiennent à leur approfondissement et celles, délibérées, créées pour garder des distances : hermétisme d’un vocabulaire ou d’un discours et rituel initiatique lui correspondant. Ce compartimentage est d’autant plus néfaste que l’approche est empirique, ainsi qu’en témoignent les limites des études « structurelles »  7 ou de l’analyse « institutionnelle » de Myrdal. Celle-ci juxtapose un grand nombre d’éléments, sans que leurs articulations, leur hiérarchie, soient mises en évidence. Il devient alors impossible de découvrir un (ou des) pôle(s) sur lequel un impact, puis une action coordonnée, permettrait de rompre durablement les cercles vicieux du non-développement. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que Myrdal fasse du ralentissement de la croissance démographique le préalable à - voire le moyen de - cette rupture, il fabrique ainsi subrepticement une variable exogène que l’on pourrait/devrait manipuler. Or, les expériences tentées dans ce domaine (Inde) ou les analyses plus générales, ont montré que cette possibilité n’existait pas et il est significatif que certains chercheurs aient pu songer à des moyens radicaux suscitant pourtant une réprobation légitime  8 . De fait, l’extension du champ d’investigation de l’économiste n’a de sens que si elle permet une approche dynamique impossible autrement. Or, les difficultés rencontrées par Myrdal sont inhérentes à sa problématique, qui sépare le « drame » et la volonté. Le drame est compris dans son acception classique :

‘The will of the actors was confined in the shackles of determinism The outcome at the final curtain was predetermined by the opening up of the drama in the fîrst act, accounting for all the conditions and causes of later developments. 9 (1968, I, 35)’

Si le drame « n’est pas nécessairement une tragédie », c’est parce que :

‘In life, while the drama is still unfolding [...] the will is instead assumed to be free within limits, to choose alternative courses of action. (id)  10 (souligné par moi M.C.)’

De quelle volonté s’agit-il ? Il faut bien chercher pour découvrir qu’il s’agirait de la (bonne) volonté des « classes cultivées » (id, I, 34) converties au développement par leur passage en Occident. Or, l’expérience a montré à l’envi, et cela apparaît clairement dans « Asian drama », que ces classes font passer leurs intérêts avant leur souci de développement et que ces deux finalités sont souvent contradictoires : les malversations financières et les abus de pouvoir sont d’autant plus faciles qu’on gère un système archaïque, très vulnérable aux moyens modernes de répression. Myrdal a montré que la planification devait être sociale pour ne pas être pur exercice de style, mais en ne définissant pas les forces capables de la mettre en oeuvre, il retombe dans le formalisme des perspectives technicistes, que défendent encore trop souvent les agronomes, lorsqu’ils préconisent la « révolution verte » trop sophistiquée et même lorsqu’ils limitent leurs ambitions au plus modeste « développement rural ». Tous ne suivent pourtant pas cette voie et, là encore, on peut se référer à l’Asie du Sud grâce aux travaux exemplaires de R. Dumont. Ce très bon connaisseur des zones tropicales, autrefois expert au Tonkin, montre de façon pertinente qu’en Thaïlande, en Inde et au Bengladesh (1978), des changements techniques d’ampleur modérée, peu coûteux en capital et en devises (ce qui manque le plus), peuvent permettre un accroissement très sensible de la production, diminuer le sous-emploi rural et stopper un processus cumulatif de dégradation des sols et de prolétarisation urbaine. La simplicité du dispositif de Dumont apparaît dans la faible place qu’il accorde aux problèmes purement techniques ; par contre, il consacre de longs et vigoureux développements aux facteurs politiques et sociaux qui bloquent, détournent et finissent par décourager toute tentative de réforme. C’est sans doute dans son étude sur la Cambodge (1964) qu’il a été le plus loin dans ce sens. Ses propositions concrètes, synthétisant des études menées sur place, visaient surtout à une croissance équilibrée, préservant l’équilibre alimentaire en améliorant l’agriculture traditionnelle, tout en stimulant des secteurs nouveaux et prometteurs (culture du cocotier). Constatant que certaines propositions, déjà faites depuis longtemps par d’autres, n’avaient donné aucun résultat probant, il se livrait à un réquisitoire en règle contre une politique agricole dispendieuse et inefficace dont il dénonçait les causes : la corruption, l’incompétence ou la mauvaise volonté d’une classe dirigeante qui méprisait souverainement le travail manuel et ne cherchait nullement à ébranler la passivité et le conformisme du peuple. Par souci de réalisme et de vérité, l’étude était devenue un pamphlet et Sihanouk, pourtant soigneusement épargné nommément, n’en fut pas dupe : il refusa la publication par la F.A.O. d’un rapport qu’ilavait pourtant sollicité. De telles dénonciations sont salutaires, mais elles restent encore à la surface, favorisant parfois les boursouflures bureaucratiques par la création de corps de contrôles chargés de lutter contre les gaspillages et la corruption. Que des travaux d’une telle qualité ne puissent faire autre chose que donner l’alarme suggère une difficulté méthodologique que l’on perçoit assez bien : c’est ce vide entre le politique et le technique ou l’économique, là oùon devrait trouver cette articulation des dominations inconscientes et des rapports de pouvoir conscients et organisés que F. Perroux (1973)souhaite mettre en oeuvre dans une économie qui ferait partie de la science du pouvoir. Les développements les plus significatifs dans cette direction ont été inspirés par le marxisme, auquel ses critiques eux-mêmes concèdent une certaine capacité en ce domaine  11 . Il faut dire qu’en s’aventurant à la suite du marxisme sur son champ d’investigation infini, on côtoie de trop près l’au-delà de la connaissance, ces vertiges de la métaphysique, ce règne de l’hypothétique. Mais avant cette réconciliation face au vide, il n’y a que discordances, des points de vue, des langages. Toute reformulation est perçue comme sacrilège, comme le sera ce qui suit pour ceux qui voudraient y retrouver l’éclairage de leur « spécialité » : point d’« ondulatoire » pour l’historien, ni de corpusculaire pour l’ethnologue ; le temps du premier est malmené au même titre que l’espace du second. C’est que les historiens se sont trop longtemps consacrés à tuer une seconde fois des sociétés mortes  12 , tandis que les ethnologues, par goût et par tradition, s’enfermaient chez les morts-vivants, contextes peu favorables pour penser la dynamique sociale.

Si l’objectif fixé ici est d’expliquer la totalité , il n’est évidemment pas de tout expliquer. Au contraire, ces deux objectifs sont largement antinomiques : dans le second cas on accumule, dans le premier on trie et on ordonne. Par là même il subsiste nécessairement des coins d’ombre, ces contre-exemples qui réjouissent les critiques empiristes, mais aussi... ceux qui, cherchant à bâtir un modèle général d’explication, voient là des bornes actuelles à leur connaissance et donc autant de perspectives de dépassement. Il n’en reste pas moins qu’avant cela, il faut savoir faire des choix : ici, l’extension considérable du champ de la connaissance est « compensée » par une sélection sévère de son temps d’application, limité à une période restreinte. Mais l’espace-temps choisi n’est pas historique, qui nous ramènerait à la monographie, mais théorique et ses limites sont définies par une réflexion méthodologique préalable.

Notes
5.

La « tradition française » a souffert de son manque de goût pour ces virtuosités mathématiques dont les délices ne parviennent que rarement à masquer la banalité.

6.

Le titre de la traduction française (1978), « Procès de la croissance », qui sacrifie à la mode, est une véritable falsification.

7.

Les économistes ont en général une conception pragmatique, donc empirique des structures (analyse structurelle).

8.

A. Sauvy (1978, 89) cite par exemple, dans un but critique, l’adjonction de stérilisant à l’eau potable et au sel de cuisine.

9.

« La volonté des acteurs était enfermée dans les entraves du déterminisme. La conclusion lorsque le rideau tombe, était prédéterminée dès l’ouverture du drame au premier acte, rendant compte de toutes les conditions et causes des développements ultérieurs ».

10.

« Dans la vie, tandis que la trame du drame se déploie, […] on prétend que la volonté reste libre, dans certaines limites, de choisir entre des formes alternatives d’action ».

11.

Comme A. Marchal (1955, 80) : « Pour conclure, on se demandera ce que le marxisme a finalement apporté à la science sociale, conçue comme une explication du monde et principe d’action. A notre avis, cet apport se ramène essentiellement à la grande vision de l’évolution immanente des processus économiques ».

12.

Cf. par exemple les critiques de J. Chesneaux (1976).