2. Contingences méthodologiques et choix de la période

La mise en oeuvre de la méthodologie marxiste ne suppose pas a priori de référence à des périodes historiques précises, puisqu’elle s’effectue principalement dans le domaine abstrait des « modes de production ». L’étude des « formations sociales », qui articulent un mode de production dominant à divers rapports de production, suppose par contre un lien beaucoup plus direct avec la réalité et donc une homogénéité plus grande des conditions fondamentales de fonctionnement de la société. Ici, le choix du XIXe siècle n’est nullement inspiré par l’idée mythique selon laquelle il existerait des « origines », à partir desquelles on pourrait expliquer tout le développement ultérieur. Compte tenu des finalités de l’étude proposée, la période 1863-1886 apparaît comme privilégiée, tant par les simplifications qu’elle autorise, que par l’efficacité méthodologique particulière du marxisme face aux périodes de « transition ».

Sur le premier point, il est évident que simplicité n’est pas facilité : la recherche des déterminants fondamentaux d’une société (lois de fonctionnement et d’évolution), leur agencement en un « modèle » explicatif sont déjà des objectifs fort ambitieux, sans qu’il soit besoin de multiplier les obstacles annexes, que l’on pourra d’ailleurs réintroduire et interpréter beaucoup plus facilement dans un second temps. Lorsque Marx cherche à élaborer le concept de Capital. (comme rapport social), il s’inspire de l’exemple anglais, suivant une intuition logique qui simplifie notoirement les données de son problème. En effet, la formation sociale anglaise est, au XIXe siècle, le pôle de développement du capitalisme. Cela lui permet en particulier d’imposer sa logique au monde entier, capitaliste ou non, au lieu d’en subir les contraintes. Par ailleurs, le mode de production capitaliste est tellement dominant qu’il explique à lui seul le mode de fonctionnement de toute la formation sociale anglaise. Cette identité Angleterre/capitalisme est une conjonction historique exceptionnelle, que l’on ne retrouve par exemple ni en France, ni en Allemagne où,à la même époque, subsistent des archaïsmes « féodaux » beaucoup plus vivaces. Aussi, Marx ne fait-il pas de découvertes à partir de ces exemples, même s’il ne les néglige pas pour confirmer des hypothèses déjà formulées.

Cet exemple montre que le choix effectué ici d’un espace déterminé, la société cambodgienne, crée une contrainte, à laquelle on ne peut tenter d’échapper qu’en jouant sur le temps. Concrètement, il faut définir une période où il serait possible d’assimiler largement la formation sociale à son mode de production fondamental. Celui-ci n’étant même pas identifié, on ne peut procéder à un choix qu’en excluant toutes les périodes qui semblent affectées par l’existence de facteurs perturbateurs. En particulier, il faut, à l’évidence, éliminer toutes les périodes où des pressions extérieures ont des effets directs et/ou induits importants et difficilement identifiables. Ce critère s’avère très sélectif : la colonisation (1863-1953) fausse nombre de mécanismes et engendre, par le rapport de forces qu’elle impose, un fonctionnement artificiel. La décolonisation, à partir de 1953, se traduit par un mélange d’inerties néo-coloniales et d’innovations importées. Sur les problèmes fondamentaux, la décolonisation s’effectue plus en paroles qu’en actes  13 , alors que des tendances nouvelles (développement urbain, surpopulation) se font jour. L’Etat, précolonial par certains aspects et colonial par d’autres, dissimule cet amalgame derrière une façade inspirée des modèles démocratiques occidentaux. Tout cela contribue à rendre particulièrement opaques les contradictions c’est le Cambodge « idyllique », que seuls quelques rares observateurs osant faire preuve d’indépendance (Cheverny, Dumont), critiquent vertement pour sa superficialité.

En se référant formellement au critère d’« indépendance », il faudrait remonter le temps. Au XIXe siècle, la circulation des idées, des marchandises et des hommes est moindre. Il est plus facile d’isoler un « extérieur » d’un « intérieur », même si celui-ci n’est pas toujours homogène et s’il existe ces liens vassaliques/tributaires qui sont alors caractéristiques des relations entre Etats. En effet, ces liens ont des effets directs limités au versement d’un tribut d’ampleur modérée. Quant aux effets induits, ils sont, le plus souvent, négligeables : la résistance des vassaux ne s’appuie pas sur une stratégie (économique, sociale, etc.), et se résume à quelques opérations militaires ou initiatives diplomatiques inspirées par des considérations purement tactiques. Si le Vietnam fait exception à ce modèle  14 , toute la politique extérieure du Cambodge post-angkorien repose sur l’utilisation des difficultés intérieures et extérieures de ses voisins d’où les cahots incessants de son histoire qu’on a pu qualifier de « subie » (B.P. Groslier 1973). Le règne d’Ang Duong (1848-1860) représenterait sans doute une « parenthèse » idéale : la tutelle siamoise est légère, se limitant en fait à empêcher toute tentative de rapprochement avec le Vietnam. Cependant, on ne dispose sur cette période que d’une documentation indigente ; en outre, l’épuisement du pays consécutif à des guerres incessantes a contribué à donner au roi Ang Duong une autorité toute particulière.

On se trouve dans la situation contradictoire où le passé semble plus propice à un éclairage sans en fournir les moyens. Or, l’analyse marxiste s’avère ici un auxiliaire efficace par la place qu’elle accorde aux phases historiques dites de « transition ». En effet, les modes de production, en proie à des contradictions, ne sont pas éternels. Le passage de la dominance d’un mode de production à un autre est une phase longue et complexe, bouleversant de fond en comble la formation sociale. Il faut d’abord que se constitue le futur rapport de production « révolutionnaire ». En son sein, une classe dominante se développe, dont l’influence grandissante au sein de la formation sociale se mue en suprématie. Alors commence la « transition ». La domination « formelle », parce qu’assise sur un rapport de forces nécessairement conjoncturel  15 , devient « réelle » les nouveaux rapports de production se généralisent, en même temps qu’ils transforment et adaptent les cadres de la production (forces productives, rapports de travail, etc.). Le fruit de cette transformation est la mise en place d’un nouveau mode de production, où rapports de production et forces productives se « correspondent », et qui s’avère de ce fait capable d’imposer à l’ensemble de la formation sociale ses propres lois de reproduction élargie. Cette présentation simple pose évidemment de nombreux problèmes. L’un d’entre eux mérite une attention particulière, en raison des erreurs qu’il a pu provoquer : en essayant de mieux définir la « transition », on en fait un objet autonome, qui tend à s’opposer à la non-transition. Pour peu qu’on donne un champ extensif à la première (ce qui n’est pas le cas de la définition de Bettelheim reprise ici), la formation sociale ne peut plus être conçue que de façon purement statique, puisque la transition est, à elle seule, le mouvement historique. Le danger est particulièrement évident dans une conception « structuraliste, comme celle de Balibar dans « Lire le Capital » (1968). Cet auteur, faisant son autocritique, (1974, 235) écrit ainsi :

‘S’il me fallait reconnaître à la « transition » les caractères d’une histoire au sens fort (imprévisible dans la réalité nécessairede ses formes concrètes), c’était a condition de refuser à la « non-transition » la forme d’une histoire (au sens fort), et de la réduire, qu’on le veuille ou non, au schéma de l’économisme […]’

On doit cependant reconnaître à cette distorsion un effet positif : les « transitions », subitement investies de toute la dynamique sociale, ont suscité un intérêt tout particulier chez les chercheurs. Or, nombre d’entre eux ont échappé aux effets pervers de la problématique « structuraliste » parce qu’ils étudiaient des transitions particulières - pour l’essentiel dues à la colonisation -, où le modèle était plus adéquat : les forces de changement n’étaient pas le produit d’une dynamique interne, mais d’une pression extérieure à la formation sociale considérée.

Toute difficulté ne disparaît pas pour autant dans ce cas. On peut reprendre, par exemple, quelques éléments de l’étude de P.P. Rey (1971) : Rey se propose d’étudier la transition au capitalisme, opérée dans un cadre colonial, chez les ethnies Kuni et Punu du Congo-Brazzaville. Sa trame est simple : le « mode de production lignager » est d’abord conceptualisé, puis étudié dans son articulation au capitalisme (colonial). Or, la lecture de cet ouvrage laisse une impression de déséquilibre : les développements très riches et approfondis sur les structures sociales lignagères contrastent singulièrement avec ceux, très brefs malgré de nombreuses redites, portant sur l’objet principal de l’étude : la « transition ». Ce déséquilibre n’est évidemment pas le résultat d’une maladresse formelle et il intrigue Rey qui en cherche les causes. Dans son autocritique de 1972, il met au premier plan son « erreur politique » (p. 172) il ne pouvait directement analyser le « mode de production lignager », faute d’en avoir vécu les luttes et il n’avait donc pu le connaître, « sans s’en rendre compte » (id, 218), que dans et par sa résistance au colonialisme. Cette critique est pertinente, mais elle ne distingue pas les niveaux d’intervention des « erreurs » : si on peut admettre que l’erreur « politique » est la source de difficultés méthodologiques, celles-ci n’en ont pas moins une existence propre, relevant d’une critique spécifique, qui est fructueuse lorsqu’on l’applique à la méthode de Rey. Il apparaît que, pour l’essentiel, le creux et les répétitions de la partie sur la « transition » sont le fruit d’une tautologie antérieure insidieuse. En effet, l’ordre d’exposition semble vouloir reproduire le mouvement historique, partant du « mode de production lignager », lequel serait ensuite confronté au capitalisme  16 . Or, la démarche d’investigation qui sous-tend l’étude est rigoureusement inverse : c’est dans et par sa résistance au capitalisme que le « mode de production lignager » se dévoile et que Rey peut produire son concept. Chaque élément significatif observé dans la « transition » (persistance d’anciennes relations claniques (routes indigènes), désagrégation de l’ancien mécanisme de la dot etc.) se trouve nécessairement exposé dans la première partie, comme indice ou preuve de l’existence d’un mécanisme social, et dans la seconde, comme « fait » historique. Il y a télescopage entre le devenir (la « transition ») et le passé (la « structure »), puisque, contrairement à ce que suggère le mode d’exposition, c’est le premier qui fonde le second 17 .

Cette critique n’enlève rien aux mérites de Rey, elle souligne, au contraire, l’originalité de sa méthode. L’action coloniale est conçue comme un révélateur de l’ordre social antérieur. En particulier, au niveau du pouvoir, la compétition avec le colonisateur permet, toutes proportions gardées, que se réalise un véritable processus expérimental. Un facteur exogène, dont on connaît les propriétés  18 , exerce une pression progressive sur un système. Celui-ci, par ses adaptations, ses déformations, voire ses transformations, révèle ses équilibres internes et ses tensions. La valeur des résultats obtenus dépend évidemment de la « qualité » du facteur exogène choisi. Or, l’action coloniale est un révélateur particulièrement efficace, parce qu’elle place la société colonisée dans une situation de crise grave (crise d’identité), face à laquelle elle fait jouer tous ses ressorts, dévoilant aussi bien ses points forts que ses points faibles. Bien entendu, il faut pour cela que le « réactif » colonial n’ait pas dissous toute l’originalité sociale. Or, ce n’est pas le cas dans la période retenue ici (1863-1886),que l’on peut diviser en trois phases. De 1863 à 1877, la colonisation s’apparente à l’ancienne suzeraineté siamoise, les administrateurs français sont peu nombreux ne pouvant que manifester des exigences de principe, sans avoir les moyens d’en imposer la matérialisation (cf. en particulier Doudart de Lagrée et, plus encore, Moura). De ce fait, les lois du système jouent de façon particulièrement libre : des crises révèlent des contradictions et les accalmies qui leur succèdent montrent le jeu des rééquilibrages et/ou des occultations. De 1877 à 1884, c’est l’expérimentation de la résistance passive : la tension monte progressivement et au coup de force du Gouverneur de l’Indochine Thomson, qui impose le traité du 17 juin 1884, répond la révolte en 1885-1886.J’ai délibérément limité mon champ d’investigation principal à cette dernière date (cf. en annexe les principes de l’utilisation différentielle des sources). En effet, après 1886, la classe dirigeante abdique face au pouvoir colonial. Elle accepte progressivement une collaboration qui va permettre à la politique coloniale de se dissimuler derrière l’Etat traditionnel et d’éviter ainsi largement les manifestations de rejet. On a donc, dès cette époque, un écart, qui ne cessera de se creuser, entre des structures sociales inchangées et un appareil d’Etat qui ne leur correspond plus que formellement, qui se donne à voir , avec son roi, sa hiérarchie et ses coutumes, mais dont la légitimité repose exclusivement sur un facteur externe : la fidélité inconditionnelle au colonisateur. Toute cette prise en main, par sa progressivité, sa diversité, éclaire évidemment en priorité les mécanismes du pouvoir, dont on ne s’étonnera pas qu’ils aient ici une place centrale.

Notes
13.

Cf. le jugement pertinent d’un ancien expert au Cambodge à propos de Sihanouk : « L’audace des mots d’ordre permet de ne pas toucher aux structures sociales traditionnelles, le bric-à-brac idéologique ne diffère pas les échéances, mais aide à les oublier ». (Cheverny, 1961, 28)

14.

Le dynamisme propre au Vietnam lui a permis d’imposer son indépendance face à la Chine.

15.

Les nouveaux rapports de production ne maîtrisent pas encore leurs propres forces. Sur tous ces points, cf. Bettelheim (1970, 1968).

16.

Je reprends ici la terminologie de Rey : les modes de production, ou les formations sociales, ne luttent pas entre eux

17.

On voit que la trop grande « évidence » de la chrono-logique est la source d’erreurs… logiques.

18.

Divers ouvrages explicitent la colonisation et/ou son contexte historique : Cordier (1911) ; H. Brunschwig (1960) ; J. Bouvier (ed. 1976).