3. La méthode comme moyen et objet de connaissance

La théorie de Marx, surtout lorsqu’il s’agit des problèmes du pouvoir, ne saurait être considérée comme un ensemble achevé sans faire injure à son architecte. Pourtant, il s’est trouvé nombre de vestales, sûres de la pureté flamboyante du dogme (le leur, bien sûr), pour s’inquiéter de la « prolifération » de travaux récents réexaminant et enrichissant les principaux concepts de Marx  19 . Comme si le marxisme était une fois pour toutes « La Science », comme si son invocation suffisait, par une quelconque magie, à garantir des erreurs Une telle attitude revient à méconnaître le caractère fondamental du marxisme, qui est d’être une conception exigeante de la connaissance, avant d’en être l’instrument.

C’est ce préalable qui va déterminer la trame de l’exposé autour de la quête des fondements du pouvoir. Ainsi, le balancement des deux parties - Première partie : économie et pouvoir ; Deuxième partie : idéologie et pouvoir - a un sens particulier : il ne correspond pas à une succession logique, qui partirait d’une infrastructure pour interpréter une superstructure ; il ne signifie pas non plus que les deux exposés sont symétriques. Il est le produit du statut de la méthode, qui est conçue à la fois comme un moyen et un objet de connaissance . L’exposé, reflet de cette dualité, est donc le processus d’élaboration, dans la dialectique de l’objet et de la méthode, d’une problématique. L’appareil conceptuel abstrait se dévoile dans sa mue progressive en un instrument, éprouvé sur son champ historique. Il n’y a donc nulle part de modèle se déroulant, mais production d’un outil, avec ce que cela implique de choix et de doutes.

La première partie met en scène les relations entre l’univers de la production et l’action économique du pouvoir. Le but de cette première investigation est le repérage de déterminants économiques, ces champs des possibles au sein desquels s’exerce l’action des hommes. Certains ont des limites intangibles et/ou inextensibles, d’autres peuvent offrir une permissivité toujours sélective.

L’histoire ancienne et récente est résumée et traitée comme un facteur exogène. Elle est surtout prise en compte par le biais d’un bilan sommaire de ses séquelles. Les événements sont moins importants par eux-mêmes que par les contradictions dont ils témoignent ou par les mutations qu’ils ont provoquées : le chaos, la dépopulation, le vide politique et social que camoufle mal l’antique « droit de propriété royal » (Ch 2). La vie n’en continue pas moins, dans la production et grâce à elle. Les hommes n’ont, bien sûr, ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs. Dans les campagnes, les Khmers sont les hommes des rizières. Au sein de petits groupes locaux, les familles khmères produisent à petite échelle, dégageant pourtant en moyenne un modeste surplus (Ch 3). Celui-ci suscite les convoitises. Les agents du roi prélèvent des taxes, mais ils cherchent surtout à enrôler à leur service ces hommes qui, plus que les biens, sont la source de la richesse et la manifestation du prestige. L’autorité du roi est le moyen de cette mobilisation, en même temps que le frein, plus potentiel que réel, aux abus (Ch 4). Les « étrangers » sont les « non-Khmers ». Réunis en ethnies, ils forment un monde des plus divers : les uns sont réduits au plus bas statut et/ou à la plus basse condition ; d’autres ont la richesse, voire des titres de « noblesse » ; d’autres encore, les plus nombreux, travaillent dur pour vivre médiocrement, parce qu’ils paient de fortes taxes et subissent le joug de l’usure (Ch. 5).

Ce premier examen pose autant de problèmes qu’il en résout. Le pouvoir régit, superficiellement, l’économie, plus qu’il n’en subit les lois. Extérieur à la sphère de la production, il n’y intervient que pour prélever sa part. De ce fait, les liens entre économie et pouvoir semblent singulièrement distendus. On peut alors se demander si le « modèle », utilisé pour réaliser un quadrillage préalable d’une réalité trop complexe, est trop grossier ou s’il est inadéquat. Un texte de Marx sur les modes de production suggère en effet une autre direction de recherche, où l’idéologie occupe une place centrale, en liaison avec le phénomène communautaire. L’étude du consensus qui se manifeste dans la religion permet un premier examen, « structural », de la place du roi et de ses fonctions (Ch. 6). Mais le roi n’est pas une marionnette, mais un acteur, qui faute de maîtriser les règles du jeu, tente de les manipuler. Il ne doit cependant jamais cesser de remplir son rôle qui est d’équilibrer des flux inégaux en qualité et en quantité : dans le « circuit » du pouvoir s’échangent, à parités variables, des moyens de consensus, de l’autorité et de l’argent (Ch. 7). Quel que soit son talent, le roi ne peut éviter de dévoiler sa faiblesse lorsque monte l’exaspération dans les campagnes : aucun homme n’est indispensable, même s’il est roi. Cela n’empêche pas la royauté de survivre à travers les plus terribles convulsions. Pour comprendre ce paradoxe, il faut interroger le « village » khmer, la famille. Voir produire les Khmers ne suffit pas, il faut les voir vivre, analyser pourquoi une harmonie et une unanimité, qui ne sont pas de façade, ne parviennent pas à emporter un régime lorsque la haine anime les révoltes (Ch. 8).

Notes
19.

Cf. les apports théorique de Althusser (1968, 1964-1975), Balibar (1968, 1974), les confrontations dans des domaines plus précis de Poulantzas (1968, 1974, 1978), Godelier (1973, 1978), Rey (1971, 1973), Terray (1969), pour ne citer que les explorations les plus connues ayant inspiré cette recherche.