4. Annexe - Les sources et les conditions de leur utilisation

Il est évident qu’une perspective explicative doit se nourrir d’un matériel documentaire abondant et de bonne qualité. Une telle conjonction est toujours exceptionnelle et il faut le plus souvent recourir à des analyses critiques, des recoupements, des raisonnements analogiques. On en trouvera des exemples en cours de développement, mais il est indispensable de présenter au départ un répertoire général des sources définissant leurs caractéristiques générales : fiabilité, adéquation à la méthode, type de contenu.

Quantitativement, les sources imprimées françaises du XIXe siècle sont les plus importantes 20 . Elles ne doivent pas faire illusion : l’histoire du Cambodge reste à écrire 21 . Bien sûr, on trouve dans ces ouvrages de nombreuses informations, mais les biais idéologiques de cette « histoire coloniale » - histoire du (et par le) colonisateur - ont trouvé un terrain privilégié de développement dans le décalage entre un passé brillant et un présent « décadent ». Des écrits de la période coloniale ou post-coloniale on pourrait tirer de quoi dresser un interminable catalogue de citations, où s’exprimerait tout le mépris des auteurs, même bien intentionnés, pour un peuple, autrefois « capable de tant de grandes œuvres », devenu « apathique » et « barbare » 22 . La comparaison avec la période angkorienne était d’autant moins flatteuse que les monuments ne montrent jamais les victimes du despotisme et que les guerres, abondamment représentées sur les murs d’Angkor, n’y sont vues que du côté du vainqueur. Les colonisateurs, dont le pouvoir était rarement et faiblement contesté, et qui n’avaient guère d’ambitions pour 1’« arrière-pays » du Vietnam, se contentaient de manipuler quelques mécanismes sans trop chercher à les comprendre. Le monopole universitaire des sanskritistes et les beautés d’Angkor allaient faire pencher la balance vers le passé. Les artistes, les personnalités politiques ou les grands administrateurs inscrivaient le Cambodge à leur programme pour quelques jours, le temps d’une visite aux « temples ». Les travaux des meilleurs spécialistes se concentraient sur la période angkorienne (IXe -XVe siècles A.D.) à la riche documentation épigraphique, et l’histoire immédiate s’effaçait derrière l’archéologie. La période postérieure à la colonisation 23   4 ne trouve pas d’historien ; les premiers administrateurs la font et leurs successeurs vont se complaire dans l’apologie de 1’« oeuvre colonisatrice ». La plupart des publications postérieures à 1900 n’apportent à peu près aucun matériel nouveau sur la société cambodgienne. L’ouvrage d’Aymonier paru à cette date (3 vol., 1900-1904) est caractéristique : sur les 1.900 pages de ses trois volumes, l’auteur en consacre 102 à la société khmère, reproduisant à peu près intégralement ses travaux antérieurs de 25 ans (1874, 1876).

Les autres auteurs le pillent - ainsi que Moura et Leclère -, souvent sans guillemets 24 : ils ajoutent de volumineux couplets sur les bienfaits de la colonisation, ignorant soigneusement le Siam voisin, qui malgré ses retards, ses blocages, sa dépendance, se transformait plus rapidement 25 .

Au total, en dehors de quelques très bonnes études techniques, la plus grosse part de l’oeuvre imprimée et publiée avant la seconde guerre mondiale repose sur les archives coloniales. Plus précisément d’ailleurs, les premières archives, qui concernent justement la période choisie ici pour des raisons méthodologiques, s’avèrent les plus intéressantes, même si elles ne sont pas exemptes de défauts. La présence française est limitée à un seul personnage, appelé Représentant du Protectorat (1863 - oct. 1885), qui vit à Phnom Penh auprès du roi 26 . Isolés et dotés de faibles moyens d’action, les premiers Représentants (surtout Doudart de Lagrée 1863-66, Moura 1868-1876 et Aymonier 1879-1881) vont rechercher les moyens de persuasion les plus efficaces en étudiant la société et surtout les faiblesses de l’appareil d’Etat. Dès 1877, le Résident Philastre peut utiliser ces connaissances : il négocie avec le roi, en butte à la rébellion de Pou Kombo, l’échange de l’aide militaire française contre des ordonnances qui réglementent « l’esclavage », accroissent les pouvoirs du conseil des ministres et du Représentant du Protectorat 27 . Cependant, ces observateurs intéressés et consciencieux sont trop pris par leur rôle politique. S’ils donnent quelques lumières sur les formes d’organisation du pouvoir, ils connaissent mal le pays. Quand ils font des tournées, elles sont trop brèves, et comme ils sont précédés par les émissaires royaux, ils ne trouvent que des réceptions organisées. Même le fonctionnement réel de l’administration centrale leur échappe car on ne leur communique ni les meilleures informations, qui sont souvent des rapports verbaux, ni les documents officiels (sur l’impôt et la population). Leurs rapports à l’Amiral-Gouverneur ou au Gouverneur Général de l’Indochine (Gouverneur Général dans le texte, G.G. dans les notes) sont dispersés dans quatre fonds d’archives. Les Archives de la Marine à Paris (Marine...) concernent surtout les circonstances historiques et militaires. Les Archives de la France d’Outre-Mer à Paris 28 sont celles du Gouvernement Général et ne contiennent pas tous les rapports des Résidents. Les fonds d’Aix en-Provence (AOM Aix) et de Phnom Penh (Archives Nationales du Cambodge A.N.C.) proviennent du Protectorat et fournissent des données plus détaillées 29 . Les divers fonds sont ainsi assez homogènes, mais aucun n’est vraiment complet et le classement par thème très sommaire rend le dépouillement difficile. Surtout, les préoccupations colonialistes se traduisent par de longs développements sur les relations extérieures, les rapports d’Etat à Etat, etc., laissant peu de place pour les informations purement locales. D’un dépouillement à peu près exhaustif sur la période considérée, je n’ai pu tirer que quelques dizaines de dossiers intéressants.

Cette documentation reste donc notoirement insuffisante, ne livrant sur la vie paysanne que des cadres de référence sommaires. La recherche proposée ici n’était donc possible qu’à la condition de pouvoir utiliser des informations postérieures beaucoup plus détaillées. Heureusement, la validité d’une étude rétrospective sur cette partie obscure du champ d’investigation est bien établie. La plupart des mécanismes essentiels de la vie rurale restent en place et ne subissent que de faibles modifications. A. Forest peut ainsi montrer que, de1897 à l920, la colonisation française s’est contenté d’agir sur la vieille organisation administrative et d’aggraver la traite fiscale sans déséquilibrer le dernier maillon de la chaîne : le village. Or, à partir de 1887, on commence à disposer d’informations nouvelles. Le rideau de fumée de l’administration royale se dissipe peu à peu : le roi qui semble pourtant triompher au milieu de l’année 1886, après l’échec de la répression militaire française, n’oppose plus de résistance sérieuse aux empiètements des colonisateurs. Le Conseil des ministres, soumis aux Français, reçoit de nouvelles attributions, le roi cède progressivement la perception des impôts avant de se résoudre à la liste civile. Malmené moralement et sans doute physiquement par le Résident De Verneville 30 , il abandonne ses dernières prérogatives en 1897, à l’arrivée d’un nouveau Gouverneur Général, promis à un grand et tragique avenir : Paul Doumer 31 . On dispose alors de documents fiscaux suivis et les études quantitatives se substituent aux évaluations qualitatives notamment dans le Bulletin Economique de l’Indochine (B.E.I.) publié à partir de 1898. Surtout, des Résidents provinciaux sont installés à partir de 1890. Certes, ils ne contrôlent que le haut de la pyramide administrative locale, mais ils sont beaucoup plus proches de la vie rurale, ne serait-ce que par leur lieu de résidence, un gros village, qui n’a rien à voir avec le monde à part de la capitale. Le quotidien pénètre dans les rapports.

Jusqu’en 1900, les Archives (ANC et AOM Aix) sont très incomplètes. A partir de cette date, il y a à Aix une bonne série, récemment reclassée. L’ensemble reste décevant, car la docilité des Cambodgiens ne stimule guère l’ardeur des observateurs. Au Vietnam, on s’intéresse très tôt à la « commune annamite » et on met sous surveillance les sociétés secrètes et les mouvements religieux ou politiques. Au Cambodge, le déclanchement imprévu d’un mouvement populaire en 1916 montre le désarroi de l’administration : on s’aperçoit à cette occasion qu’il n’y a pas de « Service de la Sûreté ». On en crée un, mais il ne sort pas d’un rôle d’information immédiate et ne peut guère éclairer les mouvements sociaux cambodgiens où mystiques religieux, petits et grands brigands et paysans exaspérés, s’assemblent en coalitions hétéroclites.

Il faut donc aller au-delà dans le temps, en accroissant les risques d’erreur. Pourtant, là encore, on bénéficie de la fameuse stabilité des structures, notamment au niveau de la production et des coutumes. Ainsi, en matière d’économie rizicole, les premières observations se retrouvent intégralement dans les études, quantifiées celles-là, de Baudoin (1910), Henry (1929 1932) ou Delvert (1961). Les séries statistiques permettent de discerner l’impact des principaux facteurs de changement : intégration au marché mondial avec le développement des exportations de riz, fragilisation progressive de l’économie paysanne par la croissance démographique, etc. Les hypothèses sur la production, voire la productivité, établies à partir d’observations globales, sont aussi fiables que des évaluations faites sans rigueur sur le terrain, qui sont épisodiques et font la part trop belle à des conditions locales très variables. La littérature récente éclaire également la vie paysanne que l’impact colonial a contribué à crisper encore davantage sur son fonds coutumier. L’ « Etude sur les Rites Agraires des Cambodgiens » (E. Porée-Maspéro 1962-1969, 3 vol.) rassemble des observations directes faites à partir des années 1930, et des récits ou témoignages, portant parfois sur des périodes anciennes, recueillis dans le cadre de la Mission des Moeurs et Coutumes du Cambodge 32 . Ces récits, portant souvent sur des sujets imposés (le village, les rites de fertilité etc.), ont été fournis par des informateurs « érudits » (« maires », achar, religieux) et présentent parfois des tableaux vivants de la micro-société cambodgienne. A partir de là, l’objectif d’E. Porée-Maspéro est d’analyser dans une perspective historique à très long terme le fonds de coutumes et croyances commun à l’Asie du Sud-Est et à une partie du Sud de la Chine. La démonstration met en évidence la très grande stabilité des rites, leur cohérence interne, même si certaines interprétations inspirées du bouddhisme commencent à en fausser le sens. Finalement, le seul emprunt que l’on pourrait considérer comme anachronique touche l’unique monographie de village disponible en langue française, réalisée en 1962-1963, mais publiée seulement en 1975. Toutefois, je n’ai cherché dans cet ouvrage que des illustrations pour des conclusions déjà. établies par ailleurs 33 .

Les sources locales restent les parents pauvres : la plupart des documents écrits concernent la religion, ce qui explique laquête, destinée à fixer les sources orales, faite par le biais de la Mission des Moeurs et Coutumes. Pour compenser, dans une certaine mesure, cette faiblesse, j’ai utilisé de façon systématique et approfondie les quelques traductions importantes disponibles. Les « Codes Cambodgiens » 34 , recueils de lois, m’ont servi de référence constante ; les codes moraux (Chbap) et surtout les contes très connus et très populaires, m’ont permis, trop occasionnellement, de mettre en scène un peu de cette vie des paysans que l’analyse nécessairement trop souterraine tend à désincarner.

Notes
20.

Cf. la bibliographie des seules œuvres citées en fin d’ouvrage. On trouvera une bibliographie à peu près exhaustive dans R. Thomas (1978).

21.

C’est aussi l’opinion qui ressort des dernières recherches sur le Cambodge (R. Thomas, 1978 ; A. Forest, 1978).

22.

Cf. un échantillon de « portraits du Cambodgien » in A. Forest (1975).

23.

Les ouvrages d’histoire khmère qualifient souvent de « moderne » la période qui suit la chute d’Angkor au XVe siècle.

4.
24.

Cf. par exemple, Alberti (1934), Neton (1904), Collard (1924).

25.

Le souci du Siam (Thaïlande depuis 1932) de conserver son indépendance l’a souvent amené à se fixer des normes fort semblables à celles qui étaient imposées aux colonies voisines. Fistié (1967, 2) parle de « semi-colonie » et Ingram (1955) de « colonisation de fait ».

26.

Résident général du Cambodge à partir d’octobre 1885, Résident supérieur à partir de juillet 1889. Tous trois sont appelés « Résidents » dans la suite du texte.

27.

Les Résidents ne connaissaient pas encore la résistance passive : le roi laissera les ordonnances inappliquées.

28.

Les dossiers sont classés par thèmes désignés par une lettre et éventuellement un chiffre et rangés par cartons dans l’ancien fonds, désignés par un seul numéro dans le nouveau fonds. Une référence de l’ancien fonds est donnée sous la forme AOM Paris A 30 (22) c.6, dans le nouveau fonds N.F. 571.

29.

La partie rapatriée à Aix-en-Provence lors de l’indépendance du Cambodge est dite « de souveraineté », concernant principalement le colonisateur. Les conditions de mon séjour ne m’ont pas permis de dépouiller de façon très complète le fonds de Phnom Penh. Les références ne comprennent qu’un numéro, ex. : AOM Aix 21.740 ou A.N.C. 14.097. Sauf exception, signalée, toutes les références concernent des rapports des Résidents aux Gouverneurs.

30.

Ces faits ont été connus à l’occasion de « l’affaire Yukanthor », cf. J. Hess (1900)

31.

P. Doumer, qui fut président du Sénat (1927), puis de la République (1931), est mort assassiné à Paris en 1932. Il a fourni un récit complaisant de son action en Indochine (1905).

32.

Je n’ai pu utiliser que les textes traduits ou écrits en langue française disponibles à Phnom Penh ; référence abrégée : MCC…

33.

(Martel, 1963). Je n’ai eu accès à cet ouvrage, publié en 1975, qu’à un stade avancé de ma recherche (1977).

34.

Deux volumes traduits par A. Leclère. Désignés dans les textes par la référence abrégée « Codes I ou II, page, article ».