1. Décadence et dépopulation

1.1. Les tourments de l’histoire

L’Asie du Sud-Est, point de concours entre le monde indianisé (Khmer, Cham, Thaï et sinisé (Vietnam), est le lieu d’incessantes transformations. Quelques repères historiques  36 ne sont pas inutiles pour comprendre le Cambodge moderne (1863-1953). Du Ier au VIe siècle A.D., le bas Mékong est le centre d’un puissant royaume - le Fou-nan - dont la prospérité repose à la fois sur son rôle dans le commerce maritime et l’aménagement à des fins agricoles des boues du sud du delta. Pendant le VIe et le VII siècles, le Fou-Nan est progressivement absorbé par le Chen-la qui, lui aussi, a subi l’influence indienne, et dont le centre politique et symbolique se situe au sud du Laos actuel près de la colline de Vat Phu, Ce premier embryon de Cambodge, à peine constitué, se désagrège au VIIe siècle. Dès le début du IXe siècle commence une phase de croissance à peu près continue dont sortira l’Empire Khmer, qui au XIIe siècle étendait son influence sur une bonne part du Laos, de la Thaïlande et du Vietnam actuels. L’impulsion est donnée pendant le long règne de Jayavarman II (802-850), mais c’est à la fin du IXe siècle que se produisent les mutations fondamentales qui marquent la création de l’Empire. Au niveau des techniques, l’irrigation, qui ne permettait jusque-là que d’améliorer une agriculture naturelle, se transforme en un aménagement complet de l’espace la « cité hydraulique »  37 . Des réservoirs immenses permettent d’obtenir deux récoltes de riz par an et de pratiquer des cultures dérobées. Au niveau politique, le pays est unifié pendant le règne d’Indravarman (877-889). Ce double mouvement qui couronne une période de croissance, va se traduire par un bond en avant de la civilisation khmère et une extension considérable de son influence, Angkor en manifeste tout l’orgueil et tout le pragmatisme : les temples, les palais, édifiés à la gloire du Dieu-roi, sont les noeuds du système hydraulique qui assure la fertilité de 70.000 hectares de rizières. Pouvoir total, déifié, et pourtant apparemment craintif : aucune cité du même modèle et d’ampleur comparable n’est créée sur l’immense territoire de l’empire. Bantay Chhmar à l’Ouest et Preah Khan à l’Est, établis à peu de distance du périmètre angkorien, de taille modeste, ne sont que des marches militaires. Les causes de la décadence angkorienne restent mal élucidées ; B.P. Groslier a insisté sur les causes techno-écologiques (envasement, épuisement des sols, excès du déboisement, etc.), mais il a aussi justement suggéré qu’il y avait eu conjonction avec des contradictions politiques internes : la centralisation excessive du pouvoir, les conflits entre les prêtres et les rois, autant de motifs de désordres. Or, ceux-ci ont des conséquences graves pour uneorganisation productive aussi complexe et exigeante en entretien. Quoi qu’il en soit, l’empire khmer est vulnérable : la prise d’Angkor par le roi du Champa en 1177 pourrait être considérée comme due à la crise de croissance d’un royaume poussé trop vite. Mais lorsque les Siamois rééditent par trois fois cet exploit (entre 1300 et 1431), il est clair que c’en est fini de la suprématie des rois khmers ; d’ailleurs, ils abandonnent le site prestigieux qui était le coeur de leur puissance. A partir du XVe siècle, en dehors d’une brève période brillante au XVIe siècle  38 , le Cambodge est dominé, les rois déplaçant sans cesse leur capitale pour tenter d’allèger le joug siamois, puis vietnamien. Le début du XIXe siècle illustre bien la situation du royaume pendant les deux siècles qui précèdent : enjeu de la lutte d’influence entre ses deux voisins, il est vassal de l’un ou de l’autre, voire des deux. Les tributs versés par les Khmers en signe de vassalité sont surtout symboliques  39 . En revanche, le pays souffre beaucoup des nombreuses batailles dont il est le champ privilégié. Les Siamois emmènent avec eux des villages entiers pour peupler leur trop grand territoire. Ils n’en négligent pas pour autant les annexions : dans les territoires de Battambang et Siemreap  40 , ils acceptent l’allégeance d’un mandarin cambodgien (1794) ; au Nord, ils prétendent contrôler les forêts peu habitées situées au nord du parallèle passant par Stung Treng. A l’Est, la conquête pacifique des paysans vietnamiens qui s’installent sur des terres difficiles à mettre en valeur, dans les mailles très lâches de l’habitat khmer (B.P. Groslier 1973), fait place à la conquête militaire, puis à l’annexion du delta du Mekong achevée au début du XXe siècle (cf. infra Ch 5).

Au total, le roi, qui réside désormais à Oudong, ne règne que sur une part du territoire actuel (100.000 km2, contre 180.000 à partir de 1907). Certes il s’agit là du coeur du Cambodge, où vit plus de 80 % de la population, mais le royaume ne recouvre lui-même que partiellement l’aire d’implantation de l’ethnie khmère, qui s’étend au Nord de la chaîne des Dangrek et dans l’Ouest de la Cochinchine.

Le règne du roi Ang Duong (1848-1860) correspond à une stabilisation de la situation du royaume : couronné par des représentants de Bangkok et Hué, Ang Duong reste en fait sous tutelle siamoise. Il restaure le pouvoir royal, mais il a sans doute conscience de sa faiblesse, puisqu’en 1854 il demande l’aide de la France en envoyant un émissaire auprès du consul résidant à Singapour. Les hésitations françaises au sujet de la politique extrême-orientale et les maladresses de l’envoyé de Napoléon III (De Montigny), conduisent à un échec (Meyniard, 1891). Le successeur d’Ang Duong, Norodom, l’imitera, non sans hésitations et revirements d’ailleurs, lorsqu’il constatera que le Protectorat qu’on lui offre, qu’il espérait superficiel de la part d’un pays lointain, s’avère plus contraignant que la tutelle siamoise.

L’existence d’un Cambodge réduit au statut d’Etat-tampon, de pion sur l’échiquier international, n’est pas terminée pour autant. Le traité signé le 11 août 1863 avec la France est curieusement interprété : le 15.07.1867, la France cède officiellement au Siam les « provinces » de Battambang et Angkor, en échange de la reconnaissance, tout à fait superflue, du Protectorat  41 .

Par la suite, la convention du 17 juin 1884 (ratifiée en mai 1885), bien qu’incomplètement appliquée, inaugure le grignotage des prérogatives royales consacré par les ordonnances du 11 juillet 1897 : le Protectorat est devenu une colonie de fait. Le Cambodge en retire un avantage les Français se comportent en bons propriétaires fonciers face au Siam. Après la prise de possession des provinces du nord (Tonlé Repou, Melou Prey et Stung Treng en 1905), ils obtiennent que Battambang et Siemreap soient « rétrocédées » en 1907  42 .

Cette relative reconstitution territoriale à l’ombre du pavillon français est indéniable, mais elle a contribué à occulter les difficultés du Cambodge à exister en tant qu’Etat. Surtout, ce problème du territoire est alors de peu d’importance à côté de celui des hommes peu nombreux et dispersés dans un milieu naturel qui est dans l’ensemble médiocrement favorable au croît démographique.

Notes
36.

Ouvrages de base : G. Coedes (1948) et (1962), D.G.E. Hall (1964). Résumés : M. Giteau (1959), L. Dauphin-Meunier (1961). Sur l’Asie Orientale en général aux XIXe et XXe siècles, J. Chesneaux (1966).

37.

Expression de B.P. Groslier. Sur le fonctionnement de la société angkorienne, cf. cet auteur (1968), (1973), (1974), S. Thierry (1964) et une réflexion à partir du concept de « mode de production asiatique » (M.P.A.) : Sedov (1969).

38.

Des récits espagnols et portugais, écrits à l’occasion de contacts commerciaux, fournissent quelque information sur cette période (in B.P. Groslier, 1958).

39.

« […] le tribut, qui consiste en quelques dents d’éléphants et des cornes de rhinocéros, est de nulle importance comme valeur » (Aubaret, 1863, 132).

40.

Cf. carte.

41.

L’initiative de l’Amiral La Grandière a joué un grand rôle pour la signature du traité de 1863, qui ne sera officialisé par échange de ratifications à Oudong que le 17 avril 1864. A propos du traité de 1867, le même La Grandière s’oppose vigoureusement à la « démission » des diplomates ; le 30 juillet, il écrit : « Nous n’avons pas besoin que le Siam reconnaisse le Protectorat […] » (cité par Taboulet 1955, II, 655).

42.

Les partages faits avec la Cochinchine ont été beaucoup moins favorables pour le Cambodge (Sarin Chhak 1966). Il est vrai que la Cochinchine était une colonie et que les juristes peuvent être des épiciers : Boudillon (1915) souhaitait que les provinces de l’Ouest, rétrocédées à la France, aient un statut de colonie et ne soient pas rattachées au Protectorat du Cambodge.

Dans la suite du texte, l’expression Cambodge ou Royaume du Cambodge désignera le territoire de 1860-1904. En cas d’ambiguïté, les notations Cambodge [1860] et Cambodge [1907] seront utilisées.