1.2. Un essai de bilan démographique

Les difficultés documentaires sont considérables. On ne dispose d’aucune information sérieuse sur la situation démographique antérieure, puisque le premier comptage des « inscrits » disponible date de 1873. Par ailleurs, les flux (naissances et décès) n’ont été étudiés que vers 1960. On doit se contenter de ce fait d’un examen partiel et sommaire, dont le seul objectif est de fixer des ordres de grandeur, déterminés et contrôlés par des recoupements.

Tous les auteurs ont essayé de chiffrer la population du Cambodge. Dès 1865, Doudart de Lagrée (1883) utilise les documents fiscaux de 1863 (90.000 corvéables) et évalue la population à moins de 600.000 habitants. Moura, 10 ans plus tard, avec une source de même nature, élève ce chiffre à 950.000. Son rapport (AOM Aix 11.917) servira de référence pendant une bonne vingtaine d’années, jusqu’à la prise en main par l’administration française des registres de population. L’évaluation de Moura repose en principe sur une base plus sérieuse que toutes celles tentées par ailleurs : il aurait procédé à une enquête dans quelques villages pour établir le rapport existant entre le nombre des « inscrits » (corvéables-taxables) et celui des non inscrits. Avec ce multiplicateur (six), il faisait une première reconstitution, à laquelle il ajoutait les populations extérieures au comptage « sauvages », mandarins, « esclaves d’Etat » et population flottante. Aymonier (1876, 27), qui a repris, à quelques erreurs de transcription près, les mêmes sources, obtient le même résultat bien qu’il propose d’utiliser un multiplicateur variant de 5 à 10 selon les khêt 43 . Ces chiffres seront reproduits systématiquement puisqu’en 1961, Delvert (p. 427), après des additions difficilement compréhensibles, trouve environ 1 million d’habitants dans le Cambodge d’alors (1863).

Les évaluations des voyageurs, purement intuitives, sont encore plus suspectes (Bouillevaux 1874 ; Delaporte 1873) ; Mouhot 1861 éd. 1874). Mais Moura ou Aymonier ne sont finalement guère mieux placés. La référence est le recensement : tous les trois ans, en principe, les agents du roi passent dans les villages et enregistrent tous les hommes valides de 18 à 50 ans, afin de leur faire exécuter par la suite la corvée. Pour les paysans la tentation est grande de se faire exempter ; or, les agents du roi rentrent dans ce jeu, échangeant les exemptions contre de l’argent ou des services en nature. Il s’agit d’une pratique solidement établie : le Protectorat accordera longtemps comme rémunération aux percepteurs des dispenses d’impôt que ceux-ci donnaient ou vendaient. De toutes façons, les contrôles ne sont pas faciles, car les recenseurs-contrôleurs travaillent dans un contexte très défavorable. Il n’existe pas de nom propre, mais seulement l’équivalent d’un prénom, d’où la nécessité pour identifier (imparfaitement) un individu d’accoler à son prénom celui de sa femme. Il n’y a pas non plus d’Etat-Civil et les difficultés considérables du Protectorat (puis de l’administration cambodgienne après 1954) pour l’implanter montrent qu’il heurtait profondément certaines valeurs des Cambodgiens. L’absence d’enregistrement des décès et d’identification précise de la date des naissances laisse évidemment une certaine latitude d’interprétation (Leclère 1894 b, 105), d’autant que la façon de comptabiliser l’âge n’est pas rigoureuse : on ne compte pas les années, mais les passages du Nouvel An et, surtout, l’habitude d’utiliser le cycle de douze ans du calendrier produit de multiples erreurs  44 . Sim Thai Peng (1965) a bien montré que les estimations « administratives », fondées sur les registres de l’impôt, étaient au mieux arbitraires et bien souvent absurdes. Le recensement de la population de 1962, pourtant réalisé dans d’assez bonnes conditions, a dû être « rectifié », tant il présentait d’erreurs flagrantes, notamment dans la distribution par âges (Migozzi, 1973).

Pour le XIXe siècle, la situation est encore compliquée par le fait que les auteurs n’ont pas accès direct aux sources. Bien qu’il se réfère à un effectif de corvéables, Doudart de Lagrée écrit par ailleurs que « les mandarins se refusent à donner le chiffre de la population » (AOM Paris C 10 (79) c.4l ; 1866). Aymonier n’est pas mieux loti, puisqu’il évoque ces fameux registres « qu’il faudra se procurer » (AOM Paris A 30 (22) ; 1874). Enfin, en 1884, le Résident Supérieur préparant une réforme administrative note que les Cambodgiens lui ont communiqué les mêmes chiffres qu’à Moura dix ans auparavant.

Les voyageurs et les administrateurs, s’ils sont parfaitement conscients de ces difficultés, ne cherchent guère à corriger leurs évaluations qui servent à justifier l’intervention française au Cambodge. En 1863, toute l’argumentation de Doudart de Lagrée, et de son chef l’amiral La Grandière, repose sur la nécessité stratégique de faire pièce à l’expansionnisme des Britanniques (notamment en Birmanie) et aussi sur l’intérêt qu’il y aurait à disposer, grâce au Mékong, d’une voie d’accès à la Chine  45 . Or le Cambodge est jugé trop « décadent » pour résister longtemps à l’expansion du Siam, ce qui est potentiellement dangereux pour la Cochinchine qui a besoin d’un arrière-pays. A ces arguments politiques et militaires, ces officiers ajoutent déjà des considérations économiques, qui seront reprises plus amplement en 1884 pour justifier le coup de force du gouverneur Thomson  46 la population, trop clairsemée et « paresseuse », ne peut mettre en valeur un territoire jugé - trop rapidement - doté d’immenses richesses potentielles.

Enfin, on ne peut négliger le fait que les observateurs, même s’ils sont sincères, ne peuvent qu’être abusés par l’habitat cambodgien, trop différent de celui auxquels ils sont accoutumés les villages dispersés et de petites dimensions sont étonnamment peuplés  47 .

On peut tenter d’évaluer la population par une méthode rétrospective. Les incertitudes sont grandes puisqu’il n’existe de reconstitution convenable de l’évolution démographique du Cambodge qu’à partir de 1921 (J. Migozzi, 1973).

A cette date, le recensement trouve 2,4 millions d’habitants pour le Cambodge [1907] (Ann.Stat. t.l). Les estimations de J. Migozzi, effectuées d’après le recensement de 1962 avec plusieurs modèles d’évolution démographique, donnent une fourchette sensiblement supérieure 2,58 à 2,85 millions. Le recensement semble bien avoir pêché surtout par omission : dès 1922 (B.A.C.), l’administration coloniale rectifie à la hausse ses chiffres, soit 2,445 millions sans Phnom Penh qui comprend sans doute de 75 à 100.000 habitants. Si l’on se fie au recensement, l’hypothèse basse serait la plus probable (2,6 M en 1921).

Les taux de croissance du peuplement, même en se limitant à des moyennes de longue période sont plus difficiles à apprécier. Le « Report on Asian Population » (U.N. ECAFE, 1964), établi par de bons observateurs de la démographie du Sud-Est Asiatique retient 1,5 % après 1920. Selon J. Vallin (1976), ces taux seraient dépassés en Thaïlande, mais le dynamisme démographique de ce pays est supérieur de 0,5 % par en en moyenne entre 1920 et 1960 à celui observé au Cambodge. Or, il est difficile de contester que cette période est très favorable : le Cambodge participe à l’expansion mondiale et l’assistance médicale, qui reste modeste, a cependant une efficacité indéniable, ne serait-ce que grâce aux vaccinations. Pour la période 1910-1920, on peut retenir un taux légèrement inférieur de l’ordre de 1,2% par an. Avant cette date, la croissance était plus faible. Elle dépassait les 0,5 % retenus comme moyenne pour l’Asie par Willcox ou Carr-Saunders et une « fourchette » de 0,8 à 1,2 % par an définit sans doute assez bien l’intervalle. Nombre d’auteurs et d’administrateurs considèrent en effet que la population n’a pas augmenté ; surtout, il faut tenir compte du fait que la période comprend de nombreuses phases troublées. L’insurrection de 1885-1886 (cf. infra ch. 8) aurait été indirectement fort meurtrière. Si on retient ces taux, la population en 1875, dans les limites de 1907, serait de l’ordre de 1,5 à 1,8 millions d’habitants  48 .

Pour des raisons qui tiennent à la documentation existante, il est indispensable de faire des évaluations concernant la population vivant dans les limites de 1863. En 1921, le recensement trouve dans Battambang, Siemreap et Stung-Treng 360.000 habitants. Compte-tenu de la sous-évaluation moyenne, le chiffre réel serait proche de 400.000, soit 15 % de la population totale. Avec les taux retenus ci-dessus, il y aurait eu en 1875 environ 240.000 habitants dans ces provinces. Ce chiffre est intéressant à comparer aux évaluations existantes. Delvert, suivant Aymonier, estimait à 110-120.000 la population de Battambang/Siemreap, à laquelle il faudrait rajouter 20.000 dans Stung Treng. Le taux de sous-évaluation de l’ordre de 85 % est ainsi double de celui retenu pour l’ensemble du Royaume il est donc probable que la croissance démographique a été plus rapide dans les provinces siamoises, ce qui est plausible compte-tenu des conditions très favorables à l’agriculture qui y règnent*.

*Les chiffres précédents peuvent être décomposés comme suit (millions d’habitants) :

  Cambodge [1907] Provinces « siamoises » Cambodge dans ses frontières du moment
1860 1,39 0,21 1,18
1875 1,61 0,24 1,37
1900 2,06 0,31 1,75
1905 2,17 0,32 1,85
1910 2,27 0,34 2,27
1921 2,60 0,39 2,60

Le Cambodge, même si on le limite aux plaines peuplées, est donc occupé par une population clairsemée. La forêt y apparaît comme une source inépuisable de terres à défricher ; encore faut-il que l’organisation sociale de l’accès au sol permette cette conquête.

Notes
43.

Circonscription administrative appelée par la suite khand (terme « français »), puis srok. Il y en a 56 en 1873.

44.

« Cette manière de compter l’âge est assez embrouillée ; souvent, même en comptant sur leurs doigts, ils ne peuvent trouver le nombre exact d’années » (Rapp. Inspect. Imbert, AOM Paris C 10 (132) c.43).

45.

La mission de Doudart de Lagrée (1867-1868) mettra fin à ces illusions.

46.

Cf. par exemple le discours très favorable fait par le rapporteur Ténot à la Chambre (Journal Officiel, mars 1885).

47.

En 1974, les régions très densément peuplées des berges de Kien Svay, en face de Phnom Penh, ne donnaient absolument pas cette impression. Doit-on également rappeler que tous les observateurs ont été surpris d’apprendre que Phnom Penh avait à la même époque près de trois millions d’habitants sur une surface au sol restreinte et cela bien que le canevas au sol ait été très aéré et les constructions en hauteur pratiquement absentes.

48.

En retenant pour simplifier un taux moyen de 1% par an avant 1910, on obtient le tableau suivant pour le Cambodge [1907] (Les décimales sont uniquement destinées à éviter les erreurs d’arrondi ultérieures !) : 1860➙1,39 millions d’habitants ; 1875➙1,61 ; 1906➙2,06 ; 1910➙2,27 ; 1921➙2,60