2.1. « Il faut constituer la propriété »

Le droit éminent du roi est affirmé lors de son sacre : le maître de cérémonie offre au roi « la terre, l’eau, les forêts, les montagnes, tout le royaume enfin » (Leclère 1894, 26.). Le roi, ainsi solennellement investi, autorise aussitôt « ses sujets à exploiter le sol et à se servir de tout ce qui peut être utile au bien-être de ses habitants » (id). Ce double geste symbolique a un fondement mythique : le premier roi de la dynastie khmère a épousé la fille du roi des naga  49 , lequel, pour doter son gendre, a avalé les eaux « qui recouvraient la terre du pays qu’on appelle aujourd’hui le Cambodge » (id., p. 2).

Le droit de propriété khmer semble donc caractérisé par une dichotomie entre la propriété, confiée au roi, et la possession ou l’usufruit, accordés aux sujets. Cet aspect sera souligné par les auteurs qui ont vécu longtemps au Cambodge (Moura, Aymonier), il y a propriété de fait des Cambodgiens. Les administrateurs métropolitains ou indochinois s’en tiennent à la lettre : le droit du roi est abusif et il faut « constituer la propriété ». Or, s’ils n’emportent pas la conviction par leurs arguments, ce sont pourtant eux qui décident... Le coup de force du 17 juin 1884 est une première occasion :

‘Le sol du royaume, jusqu’à ce jour propriété exclusive de la Couronne, cessera d’être inaliénable. Il sera procédé […] à la constitution de la propriété au Cambodge. (Convention du 17 juin, art. IX).’

Cette disposition n’est ni le seul, ni le principal motif de l’insurrection de 1885-1886, mais elle semble bien jouer un rôle. En 1885, un Cambodgien est fait prisonnier lors de l’attaque de Phnom Penh par les « rebelles » ; interrogé sur ses motivations, il répond que le peuple « ne pouvait supporter qu’on vint mesurer les terres qui lui appartenaient de père en fils » (AOM Aix 11.986). L’article IX est mis en veilleuse, mais ses partisans ne désarment pas ; ils développent rarement leur argumentation, mais ils s’appuient pour l’essentiel sur trois exemples qui sont censés prouver l’inexistence de la propriété privée l’instauration de la ferme des pêcheries, l’expropriation du sol de la ville de Phnom Penh et des berges du Mékong. Dans les trois cas, le roi aurait exercé un droit de reprise juridiquement fondé, mais augurant mal des possibilités de colonisation.

En fait, ces exemples sont peu probants. Ainsi, à propos des pêcheries : les fleuves et le Grand Lac ne sont pas seulement des lieux de pêche : ils sont aussi des voies de communication, et comme tels grevés de droits collectifs les empêchant de devenir des biens « privés ». On les considère d’ailleurs, dans la plupart des sociétés, comme faisant partie du domaine public. Lorsque le roi afferme les pêcheries, il respecte, au moins au début, les droits d’usage acquis : les rivières, les étangs proches des villages et exploités par eux, ne sont pas affermés. Le cas de la ville de Phnom Penh est plus net : la ville est habitée avant que Norodom s’y installe en 1866. Or, non seulement il y édifie son palais et ses dépendances, mais il fait construire des compartiments en briques qu’il loue aux commerçants chinois. L’« abus » paraît évident, mais il faut noter qu’il touche un espace particulier : la ville royale est investie d’une forte charge symbolique dans la pensée politique khmère. Un mémorandum royal (du 28 juin 1886) en témoigne, qui proposait un compromis pour « rétablir la tranquillité dans le Royaume » après un an et demi d’insurrection : parmi les quatre exigences formulées, l’une concernait le maintien de l’autorité du roisur l’affectation du sol avec une mention particulière pour Phnom Penh.  50

Le cas des berges du Mékong est plus significatif et pourtant, là aussi, il est difficile de parler d’exercice d’un droit de reprise. Bien que l’on soit médiocrement renseigné sur ce point, il semble qu’entre 1855 et 1865, les terres de berges qui étaient soumises à un impôt fixe aient été désormais louées par adjudication (cf. infra ch. 5). On ne peut cependant affirmer que la taxe fixe n’était pas déjà un loyer. Surtout, les berges semblent bien avoir eu un statut particulier : propriété du roi, elles étaient exploitées par des « esclaves ». C’est d’ailleurs encore le cas vers 1865 sur le Tonlé Sap (Bastian 1868, 397) et vers 1870-1880 en de nombreux endroits sur le Haut Mékong, en Kratié, Sambok et Sambor (Aymonier 1900, I).

En fait, l’interprétation correcte de ces trois exemples est autre : les mesures prises par le roi touchent de façon exclusive des étrangers , Chinois et Vietnamiens, qui n’ont pas accès direct à la terre  51 . Il n’y a donc nul besoin d’invoquer le droit de propriété royal, ou l’abus de pouvoir, pour des privilèges régaliens que le Protectorat reprendra largement à son compte ! Pourtant, malgré les travaux de Leclère (vers 1890), qui confirment les idées de Moura et Aymonier, 1’« erreur » a la vie dure. Aymonier excédé ne mâche pas ses mots :

‘Les Français [ont] été amenés à dire et à répéter que la propriété n’existait pas au Cambodge et qu’il fallait la constituer. Ceci fut fait à diverses reprises, sur le papier, avec fracas, charlatanisme même, sauf à [quitte à] paraître, aux yeux des indigènes, mettre à la fois en échec la souveraineté royale et la possession de fait des sujets prêts alors à se soulever la hache à la main pour défendre cette propriété que les « protecteurs » menaçaient plutôt en croyant la constituer. Le droit imprescriptible du souverain réservé, la propriété individuelle existe et a existé de tout temps au Cambodge ; nos tentatives maladroites n’ont rien changé et ne changeront rien à cet état de choses.’

On ne peut s’empêcher d’évoquer sur ce point les propos de Marx sur la colonisation anglaise en Inde, repris de façon plus explicite encore au sujet des agissements de la « Rurale »  52 en Algérie (notes postérieures à 1879, in Godelier 1973, a.392).

‘Lorsqu’un droit étranger, extra-européen, leur est profitable, les Européens - comme c’est le cas pour le droit musulman - non seulement le reconnaissent - immédiatement ! - mais se « trompent dans son interprétation » à leur seul bénéfice’

Ainsi, au Cambodge, on fait mine de s’inquiéter des « pauvres cambodgiens » à la merci de l’arbitraire royal. Dans une première phase, il s’agit d’un bon argument à opposer à une Assemblée française paysanne peu favorable aux « aventures coloniales ». Puis il faut faire une place aux colons et hommes d’affaires français  53 , ou aux Vietnamiens dont on encourage l’immigration, qui sont justement des «  étrangers  ». Le roi est libéral dans ses concessions, mais les « protecteurs » trouvent humiliant de devoir s’en remettre à lui. En 1897, un nouveau coup de force, plus discret, règle la question : Doumer se vante d’avoir dupé Norodom en lui faisant accepter l’ordonnance du 11.07.1897 :

‘Une disposition importante, mais dont l’intérêt échappait au Roi qui n’y prit pour ainsi dire pas garde […]. Elle reconnaissait aux Français le droit de propriété pleine et entière sur les domaines dont ils étaient ou se rendraient possesseurs, soit par suite d’acquisition, soit par concession du gouvernement. Deux arrêtés pris par la suite réglèrent l’aliénation des terrains libres du domaine royal. C’était la porte ouverte à la colonisation française au Cambodge. (Doumer 1905, 240).’

Mais le colonisateur ne s’arrête pas là : comme piégé par son propre discours, il veut étendre aux Khmers les « bienfaits » de la propriété privée. On ne se donne pas la peine de chercher des prétextes ou des arguments : la supériorité du droit occidental est trop « évidente ». Tout au plus trouve-t-on, çà et là, quelques allusions à la nécessité de fournir des gages fonciers, ou d’assurer aux exploitants la sécurité de leur occupation du sol. Les paysans ne semblent pourtant pas convaincus : ils utilisent avec succès la résistance passive et les études juridiques se succèdent sans grands résultats  54 . C’est que derrière le prétendu « intérêt » des Cambodgiens se profile le souci d’accroître les recettes fiscales ; ce n’est pas un hasard si les lois et décrets sur la propriété sont rares de 1912 à 1921. En 1910 F. Baudoin publie un article où il démontre que la taxation directe de la récolte effective est plus productive que la taxation à l’hectare telle qu’elle est pratiquée en Cochinchine (1910, 280-286). Les travaux de cadastrage sont poursuivis, mais il s’agit surtout de contrôler les récoltes. Quoi qu’il en soit, en 1937 encore, Kleinpeter consacre de longs développements à la recherche des meilleurs moyens d’imposer le droit romain de propriété.

Notes
49.

Leclère traduit naga par « dragon », alors que les représentations angkoriennes, influencées par la tradition indienne, représentent cet être mythique sous la forme d’un cobra. Si l’on se réfère à E. Porée-Maspéro (1962, I, 3), cette traduction correspond bien « aux conceptions réelles du Cambodgien », qui associent le naga au crocodile et non au serpent.

50.

« La question de la propriété serait réservée et jusqu’à ce qu’elle ait été réglée par décret, la Municipalité (de Phnom Penh) devrait s’abstenir de vendre ou de louer tout ou partie du terrain de la ville ».

« Les Français ou Européens qui désireraient bâtir ou cultiver devraient adresser leur demande au Résident Général qui s’entendrait avec le Roi pour le règlement de concession à accorder à l’aide de baux à longs termes jusqu’à nouvel ordre » (in Khe Khi You, 1971, appendice 11).

51.

Ce type de monopole ethnique sur la propriété foncière est très fréquent dans l’histoire. Il ne semble toutefois dépasser les droits d’usage immédiats que lorsque se crée une organisation dont il est le levier (cf. sur les cités grecques, Finley, 1975, 125).

52.

Assemblée de Versailles élue en juin 1871, dont la majorité était composée de hobereaux.

53.

Plus hypothétiques que réels : cf. mon article sur les débuts de la colonisation (1976).

54.

On peut citer deux études d’ensemble du même auteur, à plus de 10 ans de distance : Boudillon (1915) et (1927), et quelques Ordonnances royales : OR du 25.04.1902, 24.01.1908, 8.01.1912, 17.10.1921, 7.01.1927, 13.01.1929, etc.