2.2. Droit royal droits des paysans

Ce même auteur montre pourtant dans son introduction qu’il a essayé de comprendre l’esprit de la loi :

‘Il était naturel que l’autorité […] ne cherche à favoriser que le domaine utile, l’exploitation de la terre. Aussi, il est aisé de comprendre que les textes anciens luttent contre l’absentéisme. (1937, 43).’

En effet, le droit khmer comprend une clause originale, qui justement choque fort le colonisateur, toute terre non mise en valeur pendant trois années consécutives est considérée comme abandonnée :

‘Si quelqu’un, après avoir habité très longtemps un terrain, va habiter un autre terrain, abandonne le premier terrain et, pendant trois ans, ne reparaît plus à son ancienne habitation qui est devenue déserte et pleine de brousse, ce terrain est libre. (Codes II, 407, a.62)  55

Le droit cambodgien manque ainsi d’une « qualité » essentielle, le droit d’abuser , sous sa forme la plus élémentaire, celle de la rétention des terres, fondement de la spéculation foncière. Ceci est d’autant plus vrai que tout terrain libre peut être « colonisé par la charrue » :

‘Si quelqu’un a vu, trouvé un terrain inculte [...], le défriche [...] et que quelqu’un d’autre vienne demander qu’on empêche son travail et réclamer ce terrain comme étant son héritage, il ne faudra pas écouter cet homme ; il faudra, au contraire, laisser le terrain à celui qui prend la peine de le travailler et qui veut gagner sa vie. Il ne faut plus que les habitants disent que le terrain de la brousse leur appartient, qu’il leur vient d’héritage, ils doivent le considérer comme terrain royal (Codes, II, 617, a.5 ; souligné par moi M.C.)’

Il y a donc dans ce cas identité entre « terrain royal » et « terrain libre ». Le droit royal n’est pas une prérogative abusive du souverain, mais une règle formelle, qui semble profiter à la collectivité toute entière. Comme le note Leclère (1890, 268) :

‘Rien n’est plus sage à mon avis que cette législation qui donne à la fois de grandes ressources à l’Etat, qui dépossède ceux qui négligent les terres concédées, et qui met gratuitement à la disposition des pauvres, des chargés de familles et des grandes familles, les terres abandonnées, celles dont le roi a hérité et, à meilleur marché encore, les terres improductives du domaine public.’

L’impératif de la mise en valeur l’emporte sur le formalisme juridique et ce n’est qu’en tenant compte de ce pragmatisme qu’on peut comprendre le fonctionnement effectif des droits de propriété au Cambodge il s’agit d’un système complexe, évoluant entre deux pôles - la propriété (au sens fort) du roi d’une part, et celle des paysans khmers d’autre part -, entre lesquels il y a place pour de multiples situations intermédiaires.

Le domaine public est la part du territoire utilisée pour le service de l’Etat. Une petite partie de ces terres constitue le domaine du roi proprement dit. Le souverain en assure la gestion directe, le faisant cultiver pour son compte par quelques uns de ses « esclaves », les neak ngear (cf. ch. 5). Il concède la jouissance « gratuite » d’autres terrains à ceux des neak ngear qui assurent le service du palais (domestiques, soldats) ou fournissent un tribut en nature. Une autre partie du domaine public est affectée aux divers agents de l’Etat, en principe au prorata de leur grade. S’ils sont destitués, ou seulement changés d’affectation, leurs terres vont à leurs successeurs (terres de fonction). Le roi a également la gestion des « terres sans maître », terrains tombés en déshérence, confisqués, ou mis sous séquestre à l’occasion d’un procès, auxquels s’ajoutent les terres de neak ngear (et sans doute des autres étrangers) qui ne sont plus exploitées. Ces terres qui ne peuvent être cédées sont louées au plus offrant, le tarif minimum étant la valeur de la semence nécessaire à leur mise en culture (Leclère 1894, 51 ; Codes II, 8, note 3).

Le domaine public peut s’étendre : c’est le cas lorsque le roi concède à des non-Khmers le droit d’exploiter des terrains vierges contre paiement d’une location qui s’ajoute aux impôts sur les cultures. Par contre, il est en principe protégé contre tout rétrécissement : le roi n’a pas le droit de vendre le domaine public qui, par ailleurs, n’est pas soumis à la déchéance triennale en cas d’abandon. Le domaine public s’apparente donc à une propriété d’Etat, particulière et limitée, dont le roi aurait la gestion.

Les droits du roi sont beaucoup plus restreints sur l’espace non-humanisé, les forêts et les friches, que j’appellerai domaine collectif. Le roi n’y exerce qu’un contrôle sommaire par l’intermédiaire de fonctionnaires spéciaux, les mé prei (chefs de forêts). Ces espaces sont à la disposition de tous les habitants d’ethnie khmère, qui peuvent y disposer de droits d’usage.

‘Sur toutes les terres non concédées, le Cambodgien a droit de vaine pâture, celui de construire sa maison, de couper le bois à brûler dont il a besoin et les poteaux nécessaires à l’élévation de son habitation et des dépendances de celle-ci, et cela sans qu’on puisse exiger une sapèque de lui. (Leclère 1890, 260).’

Mais, on a vu que les habitants ont aussi la possibilité de s’approprier ces terres en les défrichant. Ils en font la demande au chef de forêt qui s’assure que la terre est libre, le plus souvent en consultant les anciens du village. Si le terrain n’est pas revendiqué, le fonctionnaire ne peut refuser de le concéder. Il perçoit alors une taxe, due une seule fois, qui représente moins du tiers de la récolte annuelle de paddy prévisible (environ 6 piastres à l’hectare vers 1880). Le terrain, une fois mis en culture, fait désormais partie de ce qu’on peut appeler domaine paysan. Celui-ci comprend principalement les terres occupées par les villages et celles mises régulièrement en culture. Les textes juridiques ne semblent pas prévoir de droits particuliers pour les détenteurs de ces parcelles. Ainsi, alors que les textes sur la location ou la mise en gage des « esclaves domestiques » (infra ch. 5) sont nombreux et détaillés, ceux concernant les terres se résument à quelques rares articles : trois d’entre eux sont dans la même loi sur l’agriculture de 1693 et le quatrième dans un fragment non daté  56 . Les mots « achat » et « vente » n’y figurent qu’incidemment, comme s’ils avaient « échappé » au législateur. D’ailleurs, rien dans le contexte ne permet de conclure à un transfert définitif de propriété il n’y a aucune référence à un acte de vente, non plus qu’à un co-contractant. Le législateur veut seulement que le changement soit constaté pour éviter toute contestation ultérieure, et qu’il ne soit pas source de désagréments pour les voisins. La vente serait-elle impossible, alors que les coutumes accordent au détenteur d’une parcelle le pouvoir de la louer, de l’engager et de la transmettre par héritage ? C’est bien ce qu’affirmaient les zélateurs de la propriété privée, et ce qui pouvait apparaître à un observateur comme le père Levasseur, qui voulait acheter une terre en 1769 :

‘Or, tous me répondirent qu’ils pouvaient bien échanger un champ pour un autre champ, pour un buffle et autres choses semblables, mais vendre Madame la sacrée terre, ce n’est pas possible, c’est un péché. (in Rollin 1968, I, 52)’

Il s’agissait peut-être d’un moyen poli de refuser à un étranger, mais on peut noter que le « péché » ne concerne pas tant le transfert effectif de propriété que l’utilisation de l’argent. Or celui-ci ne revêt pas sa forme « d’équivalent universel » car la transaction est nécessairement particulière , traduisant une relation personnelle se nouant dans le cadre social de lacollectivité villageoise. Offrir une terre à quelqu’un, c’est l’accepter au sein du village, voire même se porter son garant. Payer en argent, c’est se situer hors du monde rural, hors de son système de valeurs, dont les produits, qui ne sont pas encore des marchandises, sont une part intégrante. L’interdit magique rejoint l’interdit social, même s’ils ne se recouvrent pas. Quoi qu’il en soit, la cession définitive sous forme de troc est possible, mais elle est rare. En 1930, et même au-delà, il n’existe pas de « marché foncier » et un auteur bien informé comme Y. Henry s’avoue incapable de donner un prix « significatif » de la terre. L’existence du « domaine collectif », ouvert à tous, explique sans doute ce phénomène, ou tout au moins, crée un contexte favorable à son émergence, d’autant que les paysans, qui cherchent à adapter la dimension de leur exploitation à leurs besoins familiaux et à leur capacité de travail, préfèrent louer, voire prêter à des parents, plutôt que d’aliéner  57 .

Au total, le paysan dispose, sur la terre qu’il cultive, d’un droit d’usage étendu . Mais ne peut-on considérer qu’il correspond seulement d’une forme de bail, ou d’usufruit, concédé par le roi, qui conserverait la prérogative essentielle reprendre « sa » terre et déposséder le paysan. On ne peut affirmer que cela ne se produise jamais, mais il s’agit alors d’une mesure exceptionnelle, dérogatoire ou abusive. Leclère (1890, 263) qui s’est intéressé de près à cette question, est formel :

‘Les mandarins, le gouverneur de Kampot, les juges, les anciens que j’ai consultés à ce sujet s’accordent à dire que le roi n’a aucun droit légal de reprise sur les terres concédées […].’

Norodom lui-même semble de cet avis : lorsqu’il négocie avec les Français le traité de protectorat, il écrit au premier ministre du Siam qu’il ne veut pas s’engager sur la question des cessions de terre parce que « ce n’était pas la coutume à Cambodge d’exproprier les hommes nulle part » (Lettre du roi, AOM Paris A 30 c.l0 ; 12.08.1863). D’ailleurs, les terres qui ne sont plus mises en culture sont considérées comme demeurant dans le domaine paysan  :

aucun paiement de taxe n’est exigé pour leur remise en culture, en dehors de la rémunération du fonctionnaire qui constate la vacance du sol. Finalement, le roi a une autorité fort réduite : il ne peut reprendre une terre que si l’impôt fixé au 1/10° de la récolte (pour le paddy et de nombreux produits) n’est pas payé. On pourrait peut-être prétendre qu’il s’agit là d’une « rente », mais il est facile de constater qu’elle n’en a guère les caractères, même si elle est en rapport avec la productivité de la récolte : son taux est en effet immuable et universel ; étrange « propriétaire » qui renoncerait à s’approprier les rentes différentielles.

Figure 1 - Droits de propriété et exploitation
Figure 1 - Droits de propriété et exploitation

L’exercice du droit de propriété royal s’atténue du haut (exploitation directe) en bas exploitation directe du paysan (prélèvement d’une taxe).

Les droits du paysan ont l’évolution inverse, mais ne s’étendent pas au domaine public.

Enfin, les étrangers n’ont, en principe, qu’un droit d’accès précaire au sol.

Notes
55.

Ce texte est de 1853 ; un texte très antérieur (1697) est à peu près identique (Codes, II, 568, a.10), mais la durée d’abandon, fixée par la coutume et la loi à 3 ans au XIX° siècle est alors de « quinze, vingt ou trente ans ».

56.

Codes II : 404, a.53 ; 405, a.56 ; 411, a.74. Codes I, 382, a.1. Pour le prêt ou l’engagement, voir par exemple II, 172, a.53 et 164, a.26 : « Quiconque a prêté des rizières, des champs, des plantations pour les travailler, a engagé ou confié ces mêmes terrains […] ».

57.

En 1962-63, à Lovéa, G. Martel n’a connaissance que de deux ventes. Par contre, elle note de nombreuses locations, en nature ou en argent et des prêts. Les contrats sont très courts (1 an), très variables et ne semblent pas obéir à des règles précises : « on loue […] pour tenter de récolter un peu plus de riz, parce que cela arrange cette année-là » (1963, 139).