2.3. Des terres sans paysans

Schématisons le système du droit de propriété au Cambodge : d’un côté, le roi, qui gère le domaine public, principalement en en concédant l’exploitation à des « étrangers ». De l’autre, les paysans khmers qui contrôlent largement le domaine paysan. La dynamique du système repose sur le domaine collectif, qui fonctionne comme une « réserve », qui s’amenuiserait progressivement, au gré des défrichements. En fait, ce domaine se reconstitue pour une part, puisque les terres trop longuement abandonnées sont envahies par la végétation. Le domaine paysan inexploité, confié la mémoire collective, est davantage protégé contre cette dégradation que le domaine public : en l’absence de cadastre ou d’archives satisfaisantes, les terres inexploitées ne sont plus connues que par quelques fonctionnaires. Comme elles ne rapportent rien, ceux-ci ne s’y intéressent guère et elles finissent par n’être, au mieux, que des mirages d’inventaire. C’est ce que note Leclère â propos des « terres sans maître ». Bien que le gouverneur soit contraint de tenir une liste exacte,

‘beaucoup de ces terres, quand elles sont situées loin des centres habités, quand elles ne trouvent personne pour les louer, demeurent en friche, retournent â la brousse, s’y perdent et finissent par ne plus même figurer sur les listes […] ; elles sortent ainsi du domaine royal pour rentrer dans le domaine public où chacun a le droit de puiser. (Leclère, 1894, 253)  58 ).’

Ayant à leur disposition le domaine qu’ils exploitent, celui qu’ils ont défriché entièrement, pouvant user à bon compte du domaine collectif, le tout dans un contexte de sous-peuplement, les paysans khmers n’ont guère à craindre qu’on utilise leur « faim de terre » pour les assujettir. Il faut donc rechercher si le pouvoir du roi ne s’infiltre pas dans les rapports de travail.

Notes
58.

Le « domaine public » de Leclère est évidemment le domaine collectif tel qu’il a été défini plus haut. Le domaine public inexploité n’était guère important : en 1892, il rapporte 750 $ par an. La superficie totale concernée ne devait pas excéder 800 ha, superficie très faible à l’échelle du Cambodge.