1.1. Les techniques de production

Aucun système d’irrigation n’est utilisé au XIXe siècle. Les grands ensembles de la période angkorienne  61 sont inutilisables et aucune tentative n’a été faite pour les remplacer (B.P. Groslier 1973). La noria à pédales vietnamienne n’est pas utilisée et le seul instrument en honneur est l’écope à trépied (ou à cordes), dont le débit est médiocre et qui ne permet pas de franchir d’importants dénivelés. Le plant de riz ne peut donc compter que sur l’eau de pluie qui est retenue, dans des casiers aux contours arrondis, par des diguettes épaisses et souvent trop basses (sur tous ces points et sur l’ensemble de l’agriculture, voir les ouvrages fondamentaux de Y. Henry 1928 et 1932, J. Delvert 1961, et le rapport de R. Dumont 1964). S’il suffit de creuser une tranchée dans la diguette pour évacuer un surplus d’eau,il n’est pas possible de compenser une déficience éventuelle des précipitations.

Or, les pluies sont faibles irrégulières mal réparties pendant l’année et même pendant la saison des pluies  62 .

Dans la région de Phnom Penh, qui représente bien la situation moyenne des zones de culture du riz, les précipitations sont de 1.400 mm par an, dont une partie (100 à 200 mm) tombe en dehors de la période de végétation du riz. Celui-ci ne dispose donc que de 1.200 à 1.300 mm d’eau, quantité tout juste suffisante si l’on en croit les spécialistes (de 1.250 à 1.500mm selon les auteurs). Qui plus est, il n’est pas possible de bénéficier de cette quantité chaque année : les pluies sont inférieures à 1.200 mm une année sur quatre, avec des minima de 950 mm et des maxima atteignant 2.000 mm.

La saison sèche est particulièrement sévère (120 à 200 mm de pluie du 1er décembre au 1er mai) ; les précipitations, concentrées sur 100 à 120 jours par an tombent sous la forme de violents orages, alors que l’insolation très forte favorise l’évaporation. Si l’on ajoute à cela que les premières averses sont tardives, qu’il existe une « petite saison sèche » (environ une semaine) en juillet-août, à une période délicate pour certains plants fraîchement repiqués, on voit qu’en l’absence d’irrigation les conditions climatiques sont peu favorables à une production importante et régulière de riz.

Les sols n’ont aucune des qualités qui pourraient compenser ces insuffisances ils retiennent mal l’humidité ; sableux dans les rizières « hautes » ou argileux dans les rizières « basses », ils sont pauvres et peu profonds.

Les techniques productives du paysan khmer interviennent ponctuellement ; purement adaptatives, elles ne touchent pas aux conditions essentielles de la production, mais elles sont cependant efficaces.

Le repiquage très largement utilisé, demande davantage de travail que le semis direct 18 à 20 jours à l’hectare, soit plus que le labour (estimé à 16 jours) ; mais ses effets sont positifs :

  • Il faut moins de semences qui peuvent être mieux choisies.
  • Les pépinières, de taille restreinte, peuvent bénéficier de soins qu’il serait difficile ou impossible de donner aux rizières elles-mêmes : le paysan leur réserve les meilleurs sols, il les fume et veille à les approvisionner en eau, même au prix d’un gros travail à l’écope.
  • Les jeunes plants trouvent ainsi de bonnes conditions pour les débuts de leur croissance, et si la transplantation est réussie, pourront mieux supporter les aléas climatiques.

Bien qu’une évaluation très précise n’ait jamais été faite, tous les agronomes soulignent que le repiquage améliore le rendement de la semence et la productivité à l’hectare, et sans doute la productivité par tête. Le paysan utilise au mieux la diversité des variétés de paddy  63 . S’il cultive à titre principal le paddy « moyen » (6 mois de durée d’évolution), il ne néglige pas la possibilité d’obtenir du paddy « lourd » (9 mois de durée d’évolution) repiqué ou en semis direct, et du paddy flottant et de saison sèche  64 ).

Les pénuries, fréquentes lors de la « soudure » (octobre-novembre), incitent le paysan à cultiver le paddy « léger » (4 mois de durée d’évolution). Enfin, il n’est pas rare qu’il ensemence un brûlis (chamcar loeu, litt. jardin d’en haut), qui ne demande pas de labour (et donc d’attelage) et dont le rendement est élevé et assez régulier (2 tonnes/hectare). Au XXe siècle, ce mode de culture n’est plus pratiqué que dans les régions périphériques (et par les paysans pauvres) car le déboisement a éloigné les zones de brûlis des villages. Cette technique était évidement plus largement utilisée au XIXe siècle, lorsque le Cambodge était une grande forêt, d’autant plus qu’un terrain ainsi gagné pouvait être transformé en une rizière permanente :

‘Une grande quantité de terres disponibles n’ont pas besoin d’un défrichage coûteux parce que, cultivées autrefois, bien débarrassées des racines souterraines qu’elles pouvaient contenir […]. (Leclère 1899, 384)’

Pour chacun de ces types de culture, le paysan dispose d’une gamme étendue de sous-variétés de graines dont il utilise les caractéristiques spécifiques rendement, résistance à la sécheresse, tenue au vent, etc. Enfin il procède à une sélection empirique des semences au moment de la récolte en choisissant les épis les plus vigoureux et les mieux garnis qu’il conserve soigneusement dans sa maison  65 .

Ce raffinement que l’on retrouve dans d’autres soins apportés à la rizière - dont la pêche au crabe, qui occupe de longues journées pour un résultat assez maigre - contraste avec l’indigence de l’action hydraulique et la médiocrité du façonnement des sols .

Aucun engrais n’est utilisé, et ceci jusqu’à l’époque contemporaine. S’il ne faut pas sous-estimer les obstacles idéologiques à l’usage du fumier, ceux-ci apparaissent moins importants que ceux qui naissent des conditions générales de l’élevage. Cette activité (infra 2.1), qui n’a pas de but autonome de production de lait ou de viande, est entièrement conditionnée par la nécessité de fournir des attelages. Le paysan est fort tenté de sacrifier les femelles, jugées improductives, au détriment du croît à long terme du cheptel. L’absence d’étables et la pratique de la vaine pâture, qui assure seule la nourriture du bétail, rendent impossible la production de fumier.

Le travail du sol est fait avec soin, puisqu’il comprend deux labours et deux hersages. Mais la médiocrité des moyens techniques réduit l’efficacité de ces façons culturales. La charrue à mancheron unique est rudimentaire et proche de l’araire : elle ne comporte qu’un petit protège-soc en fer et le versoir est trop petit pour remplir parfaitement son rôle  66 . Les boeufs qui n’ont droit qu’à un peu de paille de paddy en saison sèche, sont mal nourris et ne sont pas ferrés. Le joug est simplement tenu par leur bosse dorsale et, malgré la courbure du timon, une bonne part de leur force de traction n’est pas utilisée.

Ces défauts se cumulent et ont d’importantes conséquences. Les solssont légers et superficiels, mais ils durcissent pendant la saison sèche. Le paysan doit attendre les premières pluies pour labourer, ce qui retarde d’autant les semailles que la faiblesse de la pluviométrie inciterait plutôt à avancer. Les mottes humides imparfaitement retournées sont trop compactes pour que la herse, simple râteau de bois sur lequel est juché le paysan, puisse les briser efficacement. La faible profondeur du labour ne semble pas par contre être un inconvénient : elle correspond bien à des sols arables profonds d’à peine 30 cm qui seraient irrémédiablement dégradés par un défonçage excessif.

Au total, on peut considérer que la rizière préparée dans ces conditions par le paysan l’est correctement. Le plus grave défaut tient à l’impossibilité d’une utilisation intensive de l’attelage ; J. Marinet (cité par Delvert, 1961, 235) considère qu’un attelage de boeufs ne peut façonner plus de 4 hectares par saison de culture (cf. infra). Les buffles, plus forts et plus endurants, mais plus lents, ne sont pas plus efficaces. L’unité de surface communément utilisée est de 16 ares, notablement inférieure à l’acre ou au journal. Or, dès le XIIIe siècle, l’acre qui représentait la capacité journalière de labour d’un attelage de chevaux, valait environ 40 ares. Les boeufs, encore largement employés dans le midi de la France ne pouvaient aller aussi vite, mais l’adoption du joug frontal au XIe siècle avait considérablement amélioré leur capacité de traction.

En bref, le paysan cambodgien dispose pour façonner le sol d’instruments moins efficients que le paysan du Moyen-Age occidental et on peut se demander dans quelle mesure ils sont améliorables. Les boeufs sont trop faibles de cou pour supporter le joug frontal, la charrue légère correspond bien aux besoins d’une culture en parcelles dispersées. Quant à l’association élevage/ agriculture, elle ne peut produire d’effets qu’à long terme. En résumé, et c’est ce que le rapport Dumont montrait fort bien, aucune amélioration substantielle ne pouvait être obtenue sans une politique d’ensemble coordonnée, qui, inapplicable vers 1960, était impensable au XIXe siècle.

Pourtant, la situation globale des paysans ne semble pas défavorable. La productivité à l’hectare est assez élevée, sans doute plus au début du XXe siècle que par la suite  67 , atteignant peut-être 1,5-2 tonnes par hectare. Le rendement de la semence est également très satisfaisant, largement supérieur à 10 pour 1. Or, le riz est une céréale particulièrement riche, puisqu’il suffit de 600 g de riz par jour pour obtenir une ration calorique convenable  68 . Au total, une famille paysanne de quatre personnes (dont deux improductifs) pourrait se contenter de cultiver un peu plus d’un hectare en fournissant, si elle dispose d’un attelage, environ 3 mois de travail à partager entre l’homme et la femme. Ces valeurs moyennes observées ne doivent évidemment pas être interprétées à la lettre : elles montrent plus la discontinuité du travail agricole qu’elles ne traduisent une faible intensité. D’ailleurs, on le verra, le paysan occupe largement les temps morts de la riziculture.

Notes
61.

Les techniques d’irrigation de la période angkorienne sont inséparables de leur cadre politico-religieux, qui leur donne leur caractère fondamental : la centralisation alliée au gigantisme. Le principe utilisé est original, puisqu’il consiste à stocker l’eau (de pluie, des fleuves) au-dessus du niveau du sol, ce qui permet l’irrigation par gravité (cf. B. P. Groslier, 1974).

62.

Le climat du Cambodge rizicole est un climat tropical de mousson uniformément chaud (température moyenne 27°C ; amplitude annuelle très faible d’environ 4°C). La saison sèche dure de décembre à avril. Peu arrosé, le Cambodge a cependant l’avantage d’échapper aux typhons.

63.

Le paddy désigne la plante ou la graine entourée de sa balle. La graine grossièrement décortiquée et mélangée à des brisures est appelée riz cargo.

64.

Le paddy flottant est semé sans grands préparatifs dans des endroits bas. Si la montée des eaux n’est pas trop brutale, sa tige qui s’allonge considérablement en suit le mouvement. Le paddy cultivé en saison sèche nécessite des terres basses et facilement irrigables.

65.

« Conservée à part dans un sac bien clos et sur un endroit bien sec, la bonne semence produira du bon paddy […] » (Leclère 1899, 406).

66.

L’opinion de Magen (1911, 258-259), qui reprochait à la charrue cambodgienne de « laisser les herbes complètement à découvert », était sans doute excessive, ce qui n’aurait rien de surprenant puisque cet auteur préconisait l’introduction d’une grosse charrue en fer. Moura décrit une charrue à soc symétrique, alors qu’Aymonier (1900, 36) et Thorel (1870, 354) parlent d’un seul versant que le second appelle versoir. En 1975, on pouvait encore voir des charrues du premier type au Laos, tandis que seules les secondes existaient au Cambodge.

67.

Il est difficile d’être très affirmatif sur ce point, faute de données homogènes et suivies. En l’absence (constatée) de changement technique, la productivité aurait baissé à cause de l’extension excessive des défrichements qui touchent des terres moins propices et empêchent la culture sur brûlis plus productive. Nombre d’auteurs mentionnent des rendements de l’ordre de 2 t/ha vers 1900 : Galy (1899) ; Dreyfus (1910) ; Baudoin (1910) ; Deloche de Compocasso (1923). A partir de 1930 les estimations plus solidement établies de Henry (1932) puis Delvert (1961) retiennent une moyenne de l’ordre d’une tonne par hectare.

68.

Le riz fournit 350 kcal pour 100 g. En revanche, sa teneur en protéines est faible (d’où l’importance du poisson).