1.2.1. Les sources du XIXe siècle

Dans un dossier très complet (AOM Aix 12634) datant de 1873, Moura dresse un inventaire des ressources budgétaires, accompagné d’un relevé détaillé des sommes perçues par les gouverneurs des khêt au titre de l’impôt sur le paddy. Cet impôt est l’occasion de prélèvements en cascade : le roi reçoit en principe le dixième de la récolte qui se trouve dans les greniers ; le gouverneur reçoit un dixième de la part du roi qu’il partage avec ses subordonnés. L’impôt est dû et payé en nature, mais Moura l’évalue en argent à un franc le « panier », mesure variable mais qui semble être de l’ordre de 15 kgs  70 . Le roi reçoit 34.921 F auxquels il faut ajouter les parts des intermédiaires (ministre du palais et magasiniers), soit au total 42.852 F. Les gouverneurs reçoivent 4916 F, ce qui représente bien en gros le 1/10e de l’impôt prélevé. L’utilisation directe de ces chiffres donne des résultats absurdes : la production n’aurait été que de 500.000 paniers, soit moins de 10.000 tonnes. Même si l’on tient compte des nombreuses fraudes et exemptions, on ne peut avoir une idée, même approchée, de la production réelle. Certains chiffres particuliers le confirment par leur discordance le khêt de Kampot, qui n’est pas très gros producteur de paddy (en dehors de Veal Rinh), qui importe les mauvaises années, verse à son gouverneur 1.200 paniers, soit le 1/4 de la contribution fiscale totale, alors qu’il ne contient que 3.613 inscrits, c’est-à-dire le 1/40e de la population « active ».

Une autre évaluation, qui parait plus solide, date de 1884 (AOM Aix 12.623) : elle mentionne cette fois en plus de l’impôt sur le paddy, le mekompong impôt payé par les paddys qui quittent le khêt avant le passage des percepteurs. Les chiffres sont beaucoup plus élevés puisque l’impôt total de 37.000 piastres correspond à une production imposée de l’ordre de 30.000 tonnes. Là encore, quelques exemples (que l’on pourrait multiplier) montrent que ce total est très inférieur à la réalité.

Les deux khêt réputés fort productifs de Romduol et Svay hep paient un impôt de 3.975 $, ce qui correspond à une production de moins de 3.500 tonnes, ridiculement faible pour nourrir 50.000 habitants. Or il ne semble pas qu’il règne une disette sévère, puisque près de 1.500 tonnes, soit plus du tiers de la production taxée sur place, sont imposées au titre du mekompong pour avoir quitté le khêt.

De même, vers 1870, la douane de Baphnom est adjugée pour 3.000 thang, soit environ 650 tonnes (Aymonier 1874, 26). En 1884, le produit de cet impôt est déjà multiplié par trois (1.350 $) et la sortie de paddy qu’il représente est égale à la moitié de la production imposée sur place.

La médiocrité des informations qu’il est possible d’obtenir à partir de l’impôt n’a évidemment rien de surprenant dans un pays où une bonne moitié des hommes valides n’est pas enregistrée. Le Protectorat mettra longtemps à améliorer les résultats  71 . De ce fait, les appréciations non chiffrées peuvent s’avérer plus significatives en respectant au moins un ordre de grandeur. Les administrateurs et les voyageurs de l’époque s’accordent pour dire que la production intérieure est suffisante et que les mauvaises récoltes n’entraînent que des disettes. Cette situation assez favorable tient en partie au fait que le paysan a une alimentation assez variée (cf. infra), bien qu’il ne remplace qu’exceptionnellement le riz par des substituts (maïs, taros...). On peut penser que l’équilibre global production-consommation de paddy est réalisé à l’intérieur même des limites du royaume de 1863, bien qu’il soit parfois fait mention d’« envois » de la Cochinchine ou de Battambang. Les deux hypothèses ne sont pas incompatibles : certaines régions proches de la Cochinchine sont peu favorables à la culture, mais peu peuplées elles ne devaient guère importer (cf. Peam près du canal de Hatien). Quant au paddy de Battambang, qui doit attendre la montée des eaux pour pouvoir être transporté, il arrive fort tard, au mieux au moment de la soudure. Si on ajoute à cela qu’il s’agit d’un surplus très variable et commercialisé, donc échappant aux réseaux du troc, on voit qu’il convient mieux au transit vers le marché qu’à la consommation de la population rurale.

Divers indices semblent même révéler l’existence d’un surplus en cas de bonne récolte. Ainsi, Boumais et Paulus (1885, 570) parlent-ils d’un déficit du Cambodge à propos d’une importation de 60 t de riz par le port de Kampot en 1881-1882, sans relever qu’en 1878, 900 tonnes sont exportées du même endroit Or, la région de Kampot qui est isolée a un bilan production/consommation globalement équilibré (cf. infra)  72 . Plus précisément et plus nettement, le bilan des exportations dressé par De Lanessan d’après les documents douaniers (1889, 400) fait état de sorties substantielles. 25.200 t, dont 18.000 en transit depuis les provinces « siamoises », en 1886, 32.300 t en 1887  73 . Malgré ce flux, un rapport de 1888 (AOM Paris A 20 (27 c.6 ; 30.06.1888) mentionne la présence de 120.000 t de stocks de paddy accumulés depuis 1885 à cause de leur médiocre qualité qui ne permet pas de les vendre à un prix payant les frais de transport.

Notes
70.

Les unités de mesure sont très diverses selon les usages ; il s’agit ici d’une mesure de volume qui correspond à un poids variable (cf. Annexe 1). Le picul de paddy (env. 60 kgs) vaut environ 4 F à l’époque, ce qui est cohérent avec le prix du panier à 1 F.

71.

En 1899, Leclère qui essaie de compiler les chiffres de l’impôt dans la province de Kampot note : « Pendant longtemps encore, il ne faudra pas déduire des rendements additionnés de cet impôt que la production s’est accrue en proportion de l’excédent des paddys recensés » (1899, 605).

72.

A cette époque, le port de Kampot n’exporte pratiquement plus de produits venant du reste du Cambodge. Le khêt de Kampot a une production légèrement excédentaire, mais les régions voisines sont déficitaires.

73.

Dont 8.300 t pour les provinces siamoises, mais ce chiffre n’a guère de signification : une taxe sur le paddy transité a incité les marchands à ne pas le déclarer. On peut cependant noter qu’en 1885 (1/09), le journal « Unité Indochinoise » estime à 102.000 tonnes, dont seulement 11.000 provenant des provinces « siamoises », l’exportation annuelle de paddy du Cambodge.