1.2.2. Quelques estimations

Compte tenu de l’extrême dispersion et de l’hétérogénéité des chiffres dont on dispose, il n’existe guère d’autre moyen de les confronter que la construction d’un « modèle » reposant sur des hypothèses plausibles et cohérentes. Des données ponctuelles, incomparables entre elles, pourront alors être confrontées aux résultats obtenus. J’ai retenu ici les trois variables fondamentales sur lesquelles on a quelque information.

La production est estimée à partir de la valeur donnée par Y. Henry pour 1930. Comme il s’agit d’établir une série de longue durée, je n’ai pas retenu le chiffre moyen observé pour les années 1926-1930 (960.000 t), mais la valeur estimée « pour une année normale sans aléa grave », qui lui est inférieure de 15 %  74 . La série a été reconstruite à partir de là en appliquant à ce chiffre l’inverse des taux de croissance suivants :

La consommation (comprenant ici la consommation humaine et animale, les semences et les pertes) est obtenue en appliquant au chiffre de 1930 (700.000 t) l’inverse du taux de croissance de la population. L’hypothèse implicite est donc la stabilité de la quantité de paddy par tète consommée pendant la période. La ration de base serait donc de l’ordre de 230 kgs de paddy par tête et par an. Ce chiffre est sans doute un minimum il ne correspond qu’à 400 g de riz par tête et par jour ; or, cette quantité est faible et suppose un apport complémentaire de céréales. Dans les années 1960, lorsqu’un surplus régulier de riz est disponible, la consommation (hors pertes et semences) s’établit à l’équivalent de 280 kgs de paddy, correspondant à une production supérieure d’environ 15 % de l’ordre de 320 kgs. Le chiffre de 230 kgs suppose donc que les rations alimentaires (en paddy) se sont notablement améliorées pendant la période  75 .

Le surplus est calculé par soustraction. Il est supposé nul pour le Cambodge [1863] jusqu’en 1880 (cf. supra). Les provinces « siamoises » dégageraient donc déjà un surplus, ce qui semble également établi.

Les vérifications ponctuelles sont donc satisfaisantes même si elles sont trop peu nombreuses pour être vraiment probantes. Mais le schéma semble aussi confirmé par une comparaison de longue période avec la série assez bien établie des exportations de paddy de l’Indochine. De 1900 à 1920, le taux moyen annuel de croissance de ces exportations (en quantités) est environ 2,3 % ; sur la période 1886-1887 - 1920-1924, il atteint 3,5 % Cette croissance est due pour l’essentiel au développement vigoureux de la riziculture en Cochinchine. Le Tableau 2 montre que le Cambodge a eu pendant cette période des taux similaires : 3 % de 1890 à 1920 ; 4 % de 1880 1930  76 .

A l’évidence, la production du Cambodge était plus importante que ne le pensait une administration dépourvue de moyens de contrôle. L’équilibre, en année moyenne, entre la production et la consommation de paddy distingue fondamentalement l’agriculture khmère de l’agriculture tonkinoise ou annamite où, dès le XVIIIe siècle, les flux commerciaux s’avèrent indispensables de façon permanente pour assurer l’équilibre nutritionnel (Nguyen Tanh-Nha, 1970). Au Cambodge, on ne peut comprendre le fonctionnement des flux d’échange de paddy qu’en tenant compte de cette caractéristique. L’autre élément essentiel vient des particularités des déséquilibres régionaux/ les échanges sont indispensables, mais ils peuvent s’effectuer à courte distance dans le cadre d’une complémentarité agraire , ce qui explique la prééminence du troc entre producteurs.

Notes
74.

Cette correction qui veut tenir compte des mauvaises années est sans doute un maximum : le cycle des récoltes est approximativement septennal, avec trois récoltes assez bonnes, trois assez mauvaises et une très mauvaise.

75.

Selon P. Bernard (1934), la consommation indochinoise moyenne de paddy est très basse vers 1930 et atteindrait justement 400 g/tête/jour.

76.

Remarquons que si on juge ces taux excessifs, il faut admettre que le paysan du XIX° siècle disposait de bien davantage de paddy que celui des années 1930.