1.3. … et des déséquilibres régionaux

Si on s’en tient aux chiffres globaux, on peut faire l’erreur de présenter la campagne cambodgienne comme un conglomérat de petites unités de production n’ayant entre elles aucun rapport, puisqu’elles seraient auto-subsistantes. Or, les données détaillées révèlent qu’il existe des flux d’échange réguliers avec les autres « secteurs » de l’agriculture (cf. les berges du Mékong) et des flux irréguliers au sein même du secteur rizicole qui est sensible aux déséquilibres dus aux mauvaises récoltes.

Les documents de 1884 et 1873 utilisés plus haut attestent l’importance de ces déséquilibres. Le Figure 3 résume les résultats obtenus d’après ces sources (pour la méthode d’établissement voir l’annexe 2). Les similitudes avec la carte de 1930, établie d’après Y. Henry, sont frappantes les seuls changements significatifs affectent le Sud-Est de la province de Takéo qui serait déficitaire en 1884, alors qu’il est assez largement excédentaire en 1930. Les indications données par E. Aymonier (1900, I, 195) permettent d’ailleurs de penser que les chiffres de 1884 sont passablement minorés. Cette convergence, à près de 50 ans d’intervalle, est trop nette pour être le fait du hasard. Elle met en relief, une fois encore, la qualité des informations relatives que l’on peut tirer des documents de l’administration cambodgienne  77 .

Tableau 2 - Production, consommation et surplus de paddy au Cambodge. 1860-1930 (Estimations)
Figure 3 - Production, consommation et surplus de paddy (Cambodge entier) 1850-1930
Figure 4 - La culture du riz par
Figure 4 - La culture du riz par khêt vers 1875 d’après les données fiscales
Tableau 5 - Production, consommation et surplus de paddy dans les khêt vers 1880

Le Tableau 5, tiré des chiffres détaillés de l’annexe 2, met en évidence les deux types de flux.

D’un côté, il existe des flux d’échanges importants et réguliers. Sur les rives du fleuve, réside une population très dense qui ne trouve guère sur place les moyens d’assurer son alimentation (cf. infra ch. 5). Ces échanges intérieurs sont certainement le ciment qui a permis à l’agriculture des berges, orientée vers l’échange commercial, de ne pas se séparer davantage de la campagne khmère. Les régions rizicoles sont proches et ont en général un surplus qui, en raison des coûts de transports, est difficilement monnayable. Par contre, les paysans peuvent trouver à échanger sur les berges à portée de charrette, d’autant que le déplacement ainsi effectué a d’autres motivations recherche du poisson, du tabac ou de la soie, voyages familiaux, etc. De toutes façons, le surplus de paddy doit être acheminé au bord du fleuve ou des arroyos pour être vendu.

La longue tradition de ces échanges est attestée par leur persistance au milieu du XXe siècle. C’est ainsi que les rives du Haut Mékong voient affluer les produits des « greniers » de Chhoeung Prey (Chhoeung Prey, Suong, Prey Chhor)  78 , et de l’arrière-pays de Kompong Siem ou de Thbaung Khmum et Totung Thnay. Le réseau du Tonlé Tauch voit circuler de nombreuses pirogues, des sampans et des jonques qui convoient le paddy de Prey Veng ou de Baphnom, et même parfois de Romduol, vers Loeuk Dek et Kien Svay, mais aussi vers les rives du Bassac (Saang, Koh Thom) ou du Tonlé Sap (Pinhealu, Oudong). Au total, il semble qu’en année moyenne, près de 70.000 tonnes de paddy sont transférées entre les Résidences.

D’autres échanges ne sont que conjoncturels la récolte varie selon les années et selon les régions, ce qui apparaît clairement dans les statistiques fiscales  79 . Il existe donc presque chaque année des flux de compensation, qui irriguent des provinces à vocation rizicole mais dont l’excédent est mince. Kompong Chhnang, Kompong Speu, Kompong Thom et dans une moindre mesure Pursat et une bonne part des provinces de Kampot et de Kratié, ne satisfont que de façon imparfaite et/ou irrégulière à leur consommation. Lorsque les conditions locales conduisent à un déficit systématique  80 , le paysan développe des activités considérées comme « secondaires ».

Notes
77.

Le contraste entre cette « qualité » de l’information locale et l’imprécision considérable des évaluations globales pourrait paraître paradoxal. Il s’explique fort bien si l’on s’intéresse au mode de fonctionnement d’une administration qui n’a qu’une très faible capacité de centralisation et où les contrôles sont à peu près impossibles à réaliser, car le « gâteau » fiscal est rogné à chaque niveau, tandis que les notions d’assiette ou de revenu imposable comptent moins que la nécessité de satisfaire à certaines dépenses. Le pouvoir disciplinaire du roi se trouve limité par son manque d’informations à ne frapper que l’excès flagrant et aboutit donc à des biais qui, du fait de leur caractère systématique, n’entament pas la validité des comparaisons.

78.

En 1902 le BEI (p.531) note que 8.900 piculs de tabac « sont dirigés sur les provinces de Sattai (Kompong Thom) et Stung Trang (Kratie), où ils sont échangés contre du paddy. Les envois sur Phnom Penh sont relativement peu importants ». Le tabac valant de 7 à 12 $ le picul et le paddy 2 $, l’échange porte ainsi sur environ 45.000 piculs (2.700 t).

79.

Cf. Annuaire Statistique T. 1. Un rapport publié en 1907 remarque ainsi qu’entre 1902 et 1903, la production a baissé de 3 % seulement dans Kandal, mais de 58% dans Takeo (Beau 1901).

80.

L’existence d’un déficit persistant en région sous-peuplée sans que l’on puisse invoquer un goulet d’étranglement significatif au niveau de l’attelage ou du matériel, ne correspond pas à une contrainte absolue du milieu, mais au résultat de l’adaptation réussie par le paysan dans le cadre de sa rationalité L’inexistence de la documentation ne permet d’appréhender ce processus que de façon très sommaire (cf. infra S.2 quelques indications).