2.1.2. L’utilisation du bétail

La valeur symbolique de l’attelage est grande et le paysan y prête une grande attention : il lave soigneusement et régulièrement ses bêtes et n’hésite pas à faire la dépense d’ornements divers grelots de cuivre pour le cou des boeufs, décorations du joug de la charrue et de la charrette utilisant parfois du fer...

De façon générale, les animaux ne sont ni surmenés ni maltraités par contre, ils sont souvent mal nourris. Pendant la période de croissance du riz, boeufs et buffles doivent se contenter de l’herbe maigre des diguettes et les enfants doivent les surveiller pour qu’ils n’aillent pas brouter la rizière. Après la moisson, la vaine pâture sur les chaumes de paddy procure une ration plus substantielle, bien que de valeur nutritive modeste. Le paysan ne se préoccupe réellement de nourrir son attelage qu’avant les travaux pénibles : il donne alors un peu de paille de paddy. L’état général des animaux en est évidemment affecté, ainsi que la croissance des jeunes, et les animaux ont un poids modeste (400 kgs) et sont peu endurants. Leur faible capacité de travail (cf. supra 1.1) n’est pas surprenante dans de telles conditions. On peut penser que la situation était meilleure au XIXe siècle, puisque les étendues non cultivées étaient considérables et fournissaient en permanence une nourriture de bonne qualité. Il est à peu près impossible d’avoir une idée de l’importance du cheptel au XIXe siècle, faute de sources. On ne peut se référer qu’à des informations annexes ou tardives.

Les peaux de boeufs et de buffles et le bétail sur pied sont des exportations régulières et importantes. Les chiffres concernant le bétail sur pied sont très fréquemment sous-évalués, car une bonne part du trafic se fait par voie terrestre, et souvent en fraude , car le souci de conservation du troupeau se traduit par une réglementation des exportations en cas d’épizooties.

En 1887, l’exportation des peaux atteint 4.132 piculs, ce qui représente au moins 10.000 têtes de bétail, le même effectif étant exporté sur pied.

En 1929, on trouve respectivement l’équivalent de 50.000 et 10.000 têtes, soit une capacité de renouvellement du cheptel de l’ordre de 60.000 têtes pour 1,4 millions d’animaux (1,379 millions en 1921). Si l’on fait l’hypothèse (plausible comme le montre l’évolution d’ensemble du cheptel) que ces exportations n’ont pas empêché la croissance du troupeau, on peut estimer le cheptel à 4 ou 500.000 têtes vers 1885.

Vers 1910, Brenier (1914, 191) déduit du chiffre d’exportation moyen de 40.000 têtes l’existence d’un cheptel de l’ordre de 800.000 têtes, sans doute sous-évalué. Des contrôles locaux effectués à partir du recensement de 1921 et de documents d’archives (Pursat 1905, AOM Aix 3 E 9 (1)) montrent que, si on considère que les sous-évaluations sont du même ordre pour le bétail et la population, le nombre de têtes de bétail de plus de trois ans par inscrit était de 1,3 en 1904 et de 2 en 1921. Les chiffres sont sans doute plus proches encore, car le comptage de 1904 était une première tentative dont les implications fiscales étaient fort évidentes  81 .

L’évolution des prix confirme l’abondance relative du bétail au XIXe siècle. Le marché du bétail n’est évidemment pas le reflet fidèle de la situation, puisqu’il s’agit d’un marché marginal. Toutefois, il fonctionne dans un cadre non contraignant (pas de monopole des transactions), et s’il exagère les variations, il en reflète correctement le sens. Vers 1860, un boeuf vaut de 4 à 8 piculs de paddy (moins selon certains auteurs), en 1920, il vaut 38 $, soit de 12 à 14 piculs de paddy, et en 1955, 27 piculs. Cette évolution n’est pas due à une baisse relative du prix du paddy : ce dernier joue un rôle fondamental dans la détermination des autres prix, et si les fluctuations à court terme sont importantes, les évolutions à long terme des prix des produits locaux sont très similaires (cf. annexe 3 les prix). La hausse des prix du bétail tient donc à des facteurs spécifiques : développement des exportations, accroissement de la demande intérieure correspondant au développement des sur- faces cultivées et difficultés accrues pour assurer la subsistance des bêtes.

Au total, le paysan khmer dispose au XIXe siècle de conditions favorables pour l’élevage ; il semble peu probable que l’insuffisance des attelages ait empêché le développement de la culture du riz, surtout si les rendements a l’hectare étaient plus élevés et si les rizières sur brûlis qui ne nécessitent pas de labours étaient plus étendues. Le gros bétail, en plus de son utilisation annexe pour l’alimentation, sert de support a un petit artisanat de peausserie, et fournit au XIXe siècle environ un dixième du surplus exporté provenant du secteur rizicole (cf. annexe 4 les exportations).

Notes
81.

Les bêtes de plus de trois ans pouvaient être réquisitionnées pour des travaux et portages au bénéfice du Protectorat.