2.2. Le pêcheur

Modeste consommateur de viande, le paysan apprécie le poisson qui lui fournit l’essentiel de sa ration en protéine (la totalité de la part courante et quotidienne - cf. supra pour la consommation de viande de boeuf et de volaille). Delvert (1967, 111) estime que cette ration atteint 30 à 50 kgs par an et par tête. Il oppose à cette forte consommation la faible efficacité de la pêche paysanne, pratiquée dans des lieux peu poissonneux (stung, mares ou rizières) avec des techniques médiocres. Le contexte était beaucoup plus favorable au XIXe siècle lorsque la pêche était moins intensive (cf. infra ch. 5). Si les pêcheurs chams ou vietnamiens exerçaient déjà leur activité un peu partout, la division du travail était loin d’avoir atteint le degré décrit par Delvert. Ainsi Aymonier note-t-il que les habitants de Bati s’engagent parfois « chez des patrons annamites qui les paient en parts de pêche » (1900 t.i, 173) et que, « surtout, (et de même les habitants, hommes et femmes, des provinces environnantes) ils accourent en foule à la pêche des grandes lagunes... » (ibid.). L’importance de cette activité est attestée par le rituel : le chef du village de Pou Andet situé près de la lagune « sacrifie solennellement un taureau en rut sorti de son troupeau : vaches ou boeufs seraient indignes des dieux » (id). La pêche ne dure pas moins de trois mois, au harpon, à la nasse ou au filet et Aymonier relève des pratiques identiques dans tout le Cambodge inondé, où les lagunes

« sont grevées de ce droit traditionnel au profit des populations de la région et non susceptibles par conséquent d’être affermées par les autorités où même d’être exploitées en dehors des conditions et des époques fixées »(id, 174).

De même, la tradition de la pêche au Grand Lac est attestée dans le Nord (Stoung, Chickreng, Kompong Svay) et également au Sud (Pursat, Krang, Krakor, Roléa Pier). De façon générale, la plupart des régions produisent leur poisson, en dehors de Kompong Speu et de Svay Rieng ; mais dans la plupart des cas, l’approvisionnement suppose des déplacements, et souvent de véritables migrations . Il est vrai que le paysan est souvent tenté de les prolonger, car la saison sèche est une période d’inactivité ; de plus, il profite de l’occasion pour satisfaire d’autres besoins les régions basses sont propices au pâturage et lorsque la pêche a lieu dans les bengs d’arrière-berge, il est possible de procéder à des échanges :

‘Volontiers le Cambodgien, grand promeneur, essaie de vendre son paddy ailleurs qu’au village. On retrouve là l’habitude du troc qui se faisait anciennement sur les berges, entre les produits de l’intérieur d’une part, les produits des berges (tabac et soie), les poissons et le sel d’autre part. Le transport a lieu en charrette à bœufs (Y. Henry 1932, 358).’

La quête du poisson est ainsi une activité de première importance dans tout le pays et les produits de la « grande pêche » sont finalement pour une bonne part exportés et non pas vendus sur place. Il est vrai qu’ils ne peuvent descendre le fleuve qu’à une époque tardive (après la montée des eaux), à un moment où le paysan est occupé à ses cultures (labours, ensemencement, parfois repiquage) et ne peut donc se déplacer. Contrairement à ce qu’avance Delvert, il n’existe aucun paradoxe dans l’attitude du paysan qui préfère des moyens artisanaux aux techniques « industrielles » des pêcheurs professionnels vietnamiens ou chams, alors qu’il a de gros besoins à satisfaire : on ne voit pas pourquoi les difficultés de la quête du poisson auraient pu l’inciter à devenir un pêcheur professionnel et abandonner ainsi son mode de vie. Si des motifs religieux l’incitent fortement à préférer le poisson à la viande, il est évident que la possibilité de se procurer celui-là de façon courante est tout aussi décisive pour l’adoption et la perpétuation de ce mode d’alimentation.