2.3. Le cueilleur et l’artisan

Le Cambodge est, à l’époque, couvert de forêts dont une bonne part se compose de diptérocarpées qui forment un couvert très dense  82 . Fréquemment parcourues par le paysan, elles sont une source incomparable de richesses.

Le Cambodgien y trouve tout d’abord la plupart de ses moyens de production . Si le fer reste peu répandu et voit son usage limité au tranchant du soc de la charrue, à la faucille et aux haches, ce n’est pas tant à cause de sa rareté ou de son prix, mais bien parce que le paysan a à sa disposition des matériaux d’excellente qualité, faciles à mettre en oeuvre, qui peuvent se substituer - à un coût monétaire nul - au fer dans la plupart de ses usages.

La maison cambodgienne est une belle illustration de l’utilisation que fait le paysan des produits divers de la forêt : les fûts de certains arbres très durs (« Sokram », « Phchek », « Trach », etc.) servent à fabriquer les colonnes auxquelles sont suspendus les planchers de bambous fendus. Les parois sont également souvent en bambou, parfois en feuillages comme les toitures. L’ensemble est tenu par des liens en rotin. La maison ainsi obtenue n’est certes pas faite pour durer une vie entière, mais le paysan n’est guère tenté par les engagements définitifs, et moyennant quelques travaux d’entretien avant chaque saison des pluies, il dispose, au prix d’une dépense de travail restreinte, d’un abri suffisant qui durera une dizaine d’années (et même une vingtaine pour les piliers). Le mobilier se compose à peu près exclusivement de nattes tissées en famille et de coffres très simples. Les ustensiles de ménage sont en bois ou en vannerie.

La charrue, la herse, la charrette , sont faits des mêmes matériaux dont les propriétés mécaniques, bien connues du paysan, sont utilisées judicieusement  83 . Tous les outils sont ornés avec soin pour respecter les canons formels traditionnels. La pirogue est creusée dans le tronc d’une espèce résistante, puis élargie au feu et enduite avec de l’huile de bois obtenue en saignant le chhoeutiel. Cette même huile mélangée à d’autres produits permet encore de fabriquer des torches, des vernis ou de la laque. Enfin, le bois est l’aliment indispensable du feu qui sert bien sûr à la préparation des aliments, mais aussi aux activités artisanales (confection du sucre, dévidage des cocons, teinture, ...).

La forêt est aussi le refuge des mauvais jours et le lieu des plaisirs de la chasse. Outre la culture sur brûlis, le paysan s’y livre à diverses cueillettes baies, miel, tubercules divers souvent précieux pour assurer la « soudure ». Quant à la chasse, le paysan s’y adonne régulièrement avec ardeur, oubliant pour l’occasion toute interprétation étroite des préceptes bouddhiques. L’ensemble représente une réserve d’une grande richesse, particulièrement propice pour jouer un rôle d’appoint, puisqu’il n’est pas besoin de préparation ou de préalable. Mieux encore, la plupart des produits sont négociables, souvent directement ou après transformation par la main-d’oeuvre familiale (paillotes, nattes...).

Quelques chiffres, bien incertains, glanés çà et là, montrent l’importance de ces activités méconnues. En 1929, la consommation déclarée de bois de chauffe est de 385.000 stères (soit en volume le quart de la production de paddy. Vers 1923, 30.000 m3 de bois d’oeuvre, valant 600.000 piastres sont utilisés dans le pays et plus de 100.000 m3 valant 2,5 millions de piastres sont exportés. Dès le XIXe siècle, les produits de la chasse, de la cueillette et le bois représentent près de 25 % des exportations attribuables au secteur rizicole (cf. annexe 4). On retrouve à peu près la même proportion en 1929, malgré l’extension considérable de la culture du riz, mais il est vrai qu’alors l’exploitation du bois a pris un autre caractère, devenant une petite industrie menée par des entrepreneurs chinois et vietnamiens  84 , qui remplace l’ancien trafic des colonnes ou des bordages pour grandes barques.

L’artisanat familial trouve ainsi sur place une grande part de ses matières premières et de ses moyens de production et satisfait largement les besoins de logement. Mais il produit également les vêtements et les tissus indispensables. Le métier à tisser que l’on retrouve sous chaque maison sert indifféremment pour le coton des krama rouge et blanc  85 et les vêtements de travail teints en noir au makhloeu  86 , ou pour la soie des habits de cérémonie (sampot) aux couleurs vives ; ceux-ci sont parfois vendus en petites quantités sans jamais faire l’objet d’une production spécifique en vue de la vente.

Le jardinage complète l’autonomie de l’économie rurale en fournissant quelques légumes, du tabac, et surtout des fruits, souvent consommés verts avec du piment et du sel ; le premier soin du paysan après la construction de sa maison est en effet de l’entourer d’arbres ou d’arbustes : bananiers, cocotiers, palmiers à sucre, manguiers, kapokier, etc.

Notes
82.

Espèces principales de ce couvert forestier : Chhoeutiel teuk (dipterocarpus altus Roxb.) et chombak (Irvingia harmandiana) (Delvert 1961).

83.

Le propriétés mécaniques du. bambou sont tout a fait remarquables. Des échafaudages de très grande hauteur (50 m et plus) sont encore réalisés avec ce matériau vers 1975 et au-delà (observation personnelle).

84.

Il y a déjà au XIXe siècle du bûcherons vietnamiens qui approvisionnent la Cochinchine, mais ils sont peu nombreux.

85.

Echarpe à carreaux rouges et blancs qui sert à se protéger du soleil, à transporter les enfants ou des aliments, etc.

86.

Les graines de cet arbuste (Diospyros mollis. Griff.) convenablement préparées, fournissent une teinture noire résistante. La tenue noire et le krama,sont caractéristiques du campagnes khmères et nullement des seuls «khmers rouges » comme le pensaient (et le pensent encore) de nombreux étrangers et Cambodgiens citadins.