3.1. La terre pour tous

Les problèmes de répartition du sol à l’intérieur de la microsociété (« village ») cambodgienne sont évidemment décisifs pour sa compréhension. Ils dépassent largement le champ exploré pour l’instant, qui se limite à une macro-analyse d’ordre végétatif. Dans le cas du Cambodge, des difficultés pratiques s’ajoutent aux difficultés théoriques : non seulement tout ce qui se rapporte aux mutations foncières (prêt, location, engagement, vente...) est très mal connu, mais encore, le cadre juridique utilisé par les observateurs s’avère mal adapté (cf. Ch. 2). On peut cependant utiliser certaines sources pour essayer de préciser la place de la culture du riz et les modalités de son organisation en pays khmer.

Sur le premier point, nous avons constaté de façon générale la spécialisation non-rizicole des provinces de berges. Il est cependant apparu que les chiffres donnaient une idée exagérée de cette spécialisation. Les corrections auxquelles j’ai procédé peuvent maintenant être fondées de façon plus solide grâce à de bonnes études régionales.

Les premiers travaux de cadastrage concernent la circonscription de Kompong Cham. A l’époque, elle est divisée en cinq « provinces » (khand) qui seront plusieurs fois redécoupées et transformées par la suite (Kompong-Siem, Chhoeung-Prey, Srey-Santhor, Muk-Kompul, Khsasch Kandal). Le Résident Baudoin fait procéder simultanément à une enquête, dont sont chargés les percepteurs de l’impôt sur le paddy (okhnha luong). Le but évident de l’opération est de procéder à un rapprochement pour contrôler les percepteurs. Les résultats obtenus par des méthodes fort différentes paraissent trop proches pour être honnêtes  87 . On peut cependant penser qu’ils fournissent une base d’évaluation convenable. Or, les documents de l’enquête sont particulièrement intéressants, puisque les percepteurs donnent des informations sur le nombre de parcelles . Surtout, bien qu’ils s’intéressent en principe aux « propriétaires », du fait même de la procédure retenue, qui s’effectue à l’occasion du prélèvement de l’impôt, ils comptent en fait les imposables, c’est-à-dire les exploitants  88 . Par la suite, la généralisation des relevés fera du cadastre la principale source d’informations sur la propriété, qui est un concept peu adéquat pour étudier une société rurale où les terres des membres d’un même ménage, exploitées en commun, sont très souvent séparées juridiquement. Les résultats obtenus sont consignés dans le Tableau 6.

Tableau 6 - Propriété et parcellement dans la circonscription de Kompong-Cham, 1910.

Les documents fiscaux permettent également d’analyser la situation de la circonscription de Phnom Penh en 1902 (Leclère 1902). Les contribuables sont classés selon le volume de paddy (mesuré en thang de 40 litres pesant environ 25 kgs) trouvé dans leurs greniers lors du passage des percepteurs (cf. Tableau 7).

Tableau 7 - Statistiques de l’impôt sur le paddy ; circonscription de Phnom-Penh, 1901.

Dans Kompong-Cham, la « propriété » moyenne varie de 0,4 ha - superficie très faible compte-tenu de la médiocrité des rendements - à 3,5 ha, ce qui correspond à une exploitation familiale de taille convenable. Le Tableau 7 donne une moins grande impression de dispersion, mais il faut tenir compte du fait que les quantités inférieures à 200 kgs ne sont pas taxées. La moyenne varie de 15 à 30 piculs, correspondant à des superficies de l’ordre de 0,9 à 1,8 ha. Il faut évidement se garder d’attribuer ces écarts à une importante différenciation au sein de la riziculture. En effet, au seul vu deces tableaux, les khand apparaissent très différents : certains n’ont qu’un cultivateur pour deux ou trois « non-cultivateurs » (KhsashKandal, Muk-Kompul, Saang), alors que Phnom Penh comprend sept riziculteurs pour un non-riziculteur  89 . On constate également que, si l’on estime le rendement moyen à 1 tonne/hectare, le cinquième de la superficie de la « province » de Phnom Penh est cultivé en rizières, alors que cette proportion n’est que de 1,5 % pour Saang et ne dépasse pas 10 % pour les autres provinces. On constate de même que dans la circonscription de Kompong Cham de 1910  90 , les rizières qui occupent le cinquième de Kompong Siem, plus de 10 % de Chhoeung Prey et Srey Santhor, ne représentent que 2 % de Muk Kompul, Kang Méas ou Khsash-Kandal. Ces chiffres confirment, aux nuances de limites près, les résultats établis à l’annexe 2 (cf. aussi la section 1 du présent chapitre) et les observations de l’époque ou contemporaines : pour la plupart, les territoires proches des berges sont peu utilisés pour la culture du riz.

Si ce résultat n’a donc rien de surprenant, le détail des relevés effectués par Leclère permet d’aller au-delà et de fournir des précisions sur la façon dont la production annexe de riz s’articule à la production générale des berges. La Figure 8 met clairement en évidence la différence entre les régions de riziculture et celles de berges. En Phnom Penh, les producteurs et les marchands disposent de quantités substantielles de paddy (1,2 à 1,5 tonnes) et la disparité des réserves détenues par les agriculteurs est faible. En Kien Svay et Khsasch Kandal, la proportion de paysans ayant moins de 50 thang en magasin s’élève respectivement à 93 et 80 %, contre 46 % seulement en Phnom Penh.

Les finalités de la riziculture en région de berge se limitent à fournir un appoint : ainsi, dans Kien Svay, la superficie plantée en paddy de saison sèche varie-t-elle considérablement selon que la récolte de décembre a été bonne ou mauvaise. Kien Svay est l’exemple type du khêt sans arrière-berge consacrée au riz, alors que Phnom Penh, située dans l’intérieur sur des terres pauvres ne connaît pratiquement que cette culture. Saang, malgré sa production très faible, a une distribution très proche de celle observée en Phnom Penh : très densément peuplée et adonnée au jardinage, ce khêt ne laisse pas de place à une culture complémentaire de riz ; par contre, une petite partie du territoire (à l’Ouest) est occupée par des riziculteurs. Au total, et sous réserve d’effectuer des contrôles pour chaque application, on dispose ainsi d’un modèle embryonnaire pour étudier la place de la riziculture dans les régions de berges.

Figure 8 - Structure des exploitations dans la circonscription de Phnom Penh

Mais on doit aussi s’intéresser à la distribution du sol dans les régions rizicoles. La comparaison faite par Delvert en 1957 avec les travaux de Henry (1932) lui avait permis de mettre en évidence la stabilité des structures agraires. Ce constat s’est révélé d’autant plus intéressant qu’il semble avoir été établi au moment même où la situation commençait à se modifier rapidement : dès 1965, Hu Nim montrait une tendance, encore embryonnaire mais significative, à la prolétarisation d’une partie de la population rurale et à la concentration de la propriété. En fait, ce second mouvement n’est apparu qu’avec retard, en raison de l’impossibilité de procéder à une observation correcte du phénomène de l’usure, puisque dés 1955 Hou Yuon décrivait des transferts de propriété « de fait ».

Les modifications de limites ayant peu touché le khand de Phnom Penh (42.000 ha en 1930 contre 38.000 en 1901) et résultant de l’annexion d’une partie de Kompong Speu dont la structure est peu différente, il est possible de tester cette hypothèse de stabilité pour le début du siècle. Les données de Henry (1932, 204-205) sont moins détaillées que celles de Leclère. En estimant le rendement moyen à 50 thang (environ 1 t) à l’hectare, et en regroupant en classes équivalentes les chiffres de Leclère, on obtient les résultats suivants.

Tableau 9 - Distribution des riziculteurs selon leur production par tête.
Tableau 9 - Distribution des riziculteurs selon leur production par tête. Khêt de Phnom-Penh 1901-1930.

La similitude des distributions est frappante les riziculteurs sont partagés en deux groupes presque égaux, ceux qui produisent moins de 50 thang et ceux qui en produisent de 50 à 250. Il n’existe pratiquement pas de grands propriétaires (11 ayant plus de 10 hectares), ni même de moyens (94 ayant de 5 à 10 ha). D’autres éléments contribuent encore à rapprocher les deux colonnes du tableau :

  • en 1901 la statistique fiscale néglige les petits producteurs (exemptés),
  • en 1901 également, les grands propriétaires, s’ils existent, sont notables et fonctionnaires et donc dispensés d’impôt.

La très faible dispersion de la distribution des terres , déjà évidente au niveau de la propriété, l’est sans doute encore plus si l’on observe que les terres recensées servent à alimenter des familles de dimensions inégales. Si, comme cela apparaît à Martel vers 1963, la superficie mise en culture est en relation avec l’effectif du groupe familial, la dispersion par individu (unité de consommation) est encore plus faible. La remarquable stabilité moyenne de la répartition égalitaire du sol dans les régions rizicole est l’une des originalités de la campagne khmère. On doit cependant noter que l’insuffisance des sources - statistiques ou non - sur la grande propriété ou la très petite paysannerie rend très difficile toute étude de ces deux catégories, qui pour être marginales n’en sont que plus importantes pour comprendre les mécanismes de fonctionnement d’une société qui se dissimule largement derrière son homogénéité.

Notes
87.

Il faudrait pour pouvoir considérer la similitude des chiffres comme une preuve de leur qualité, être mieux renseigné sur la façon dont se sont effectuées les deux opérations.

88.

Pour l’occasion les percepteurs ont sans doute recensé les exploitants non imposables (ayant moins de 10 thang en magasin), ce qui n’est pas le cas pour la statistique de Phnom Penh.

89.

Il s’agit ici du khand de Phnom Penh situé à l’Ouest de la capitale qui correspond au khêt du même nom existant au XIXe siècle.

90.

On retrouve ici les noms de Muk Kompul et Khsash Kandal, mais il ne s’agit pas du tout des mêmes territoires que ceux de 1902 ainsi qu’en témoignent les chiffres de superficies Khsasch Kandal 33.000 ha en 1902, 13.000 en 1910 ; Muk Kompul respectivement 15.500 et 35.000 ha.