3.2. La famille conjugale comme unité de production

La famille sert de cadre à une multiplicité de relations dont les rapports de travail sont une part infime et nullement autonome. En les isolant ici, j’ai cherché à donner un éclairage particulier  91 au mode de vie familial et communautaire.

D’une façon générale, la vie rurale au Cambodge est centrée sur la famille restreinte : parents et enfants non mariés. Diverses règles et coutumes tendent à promouvoir cette forme d’organisation qui a notamment pour conséquence la limitation de l’effectif des groupes au sein desquels se fait l’appropriation de la nature. La polygamie, largement pratiquée par les dignitaires et les gens riches, est exceptionnelle en milieu rural.

‘« Une jeune fille ne consent pas à devenir la troisième femme et même la deuxième d’un Cambodgien quelconque. On prend celle-ci parmi les jeunes esclaves des amis et connaissances » (Moura 1883, I, 342)’

Le mariage monogame , qui est donc la règle, prépare l’autonomisation du couple, qui ne pourra cependant être complète qu’après la naissance d’un ou plusieurs enfants. Les coutumes, le droit et la religion affirment clairement la supériorité de statut de l’homme. Mais la femme joue un rôle fondamental dans l’économie familiale et le législateur conscient de la nécessité absolue du bon fonctionnement du couple ne laisse pas l’épouse dépourvue de moyens juridiques face à son époux, lui accordant -entre autres - explicitement le droit au divorce. La division des tâches au sein de la famille est clairement établie et traduit assez bien les relations existantes.

Le mari se charge des tâches irrégulières et moins astreignantes ou plus valorisantes. Pour la culture du riz, il peut avoir à débroussailler et à préparer le terrain, mais le plus souvent il se contente de maintenir en état les diguettes. Puis il laboure, herse et participe à la récolte. Par ailleurs, il fabrique les instruments de travail, chasse et pêche et, bien entendu, exécute les éventuelles corvées royales.

On ne sera pas surpris de voir la femme supporter la charge des activités domestiques répétitives et dévoreuses de temps : décorticage du paddy au pilon, préparation des repas, etc. Elle ne bénéficie même pas des temps morts de la saison agricole pendant lesquels elle doit assurer l’organisation matérielle des festivités : plats rituels, décorations, confection de vêtements. Le respect dont est entourée la mère entre dans le même système inégalitaire, la maternité étant une véritable obligation sociale, pénalisant l’épouse d’un couple stérile  92 . Par contre, la femme dispose de la responsabilité à peu près complète de la gestion du quotidien avec ce que cela peut supposer d’initiative propre. Ainsi, si les produits du tissage ou du jardinage sont destinés en priorité à satisfaire aux besoins du ménage, elle pourra éventuellement négocier le surplus. Surtout, elle est un auxiliaire indispensable pour la culture du paddy, menant à bien la tâche la plus longue l’arrachage des plants dans les pépinières et leur repiquage.

L’affectation des tâches aux enfants préfigure celle qui sera en vigueur pour les adultes. Le petit garçon surveille les animaux de trait pendant la période de croissance du riz, pêche les crabes ou les poissons et chasse les oiseaux ou les rats. Avant la puberté, il participe au repiquage ; par la suite, il commence à accompagner son père dans la forêt, avant de s’initier au labour. La petite fille se meut dans le cercle plus restreint du village. Elle a la charge des enfants les plus jeunes qu’elle promène sur sa hanche et aide sa mère dans ses divers travaux. A la puberté, le « passage dans l’ombre », sorte de retraite pendant laquelle elle est confinée dans la maison, marque clairement sa place : le foyer.

Statuts et rôles sont ainsi clairement établis, mais parfaitement intégrés et tous les observateurs sont unanimes pour décrire des relations familiales harmonieuses . Les enfants sont traités avec une grande douceur : il est rare que le père élève la voix et exceptionnel qu’il punisse. La femme n’est pas seulement indispensable à la subsistance, elle est considérée comme un auxiliaire précieux. Dans un conte, le héros Alev incite son père à se remarier

‘« Mon père, vous êtes à bout de forces, parce que vous n’avez pas de femme pour vous seconder et soutenir vos efforts » (Monod, 1922, 45 ; souligné par moi M.C.)’

Quelle que soit sa cohésion, le groupe familial est de très petite dimension et il n’est pas surprenant que diverses pratiques collectives se soient développées.

Notes
91.

Pour une étude beaucoup plus extensive de la famille comme cadre relationnel cf. ch. 10.

92.

Fort heureusement, l’adoption est commune et facile.