3.3. L’entraide

Le secteur rizicole dans son ensemble n’est pas autarcique. A fortiori, les cellules familiales, malgré leur capacité d’autonomie, doivent pratiquer le troc et l’entraide.

L’entraide en travail peut être reliée aux conditions climatiques et techniques de la culture du paddy et aux rythmes qu’elles imposent aux travaux des champs. Les labours doivent s’effectuer en trois mois : on ne peut défoncer le sol avant la mi-mai (pour les pépinières) et le repiquage doit être fini au début du mois de septembre, le paddy pouvant alors bénéficier de trois mois de pluies. Les labours et hersages exigent 20 jours à l’hectare et le repiquage 18 jours. Même si l’on tient compte du fait que ces opérations sont menées simultanément (respectivement par l’homme et la femme), on voit qu’un attelage ne peut façonner plus de 4,5 hectares ; la limite réelle est un peu inférieure (4 ha), car il faut laisser reposer la terre entre deux labours. Mieux, ces chiffres moyens sont valables si les rizières ne sont pas trop éloignées et morcelées ; dans le cas contraire, il faut tenir compte des pertes de temps en déplacements qui sont importantes. Or, le parcellement est une caractéristique de la campagne khmère. Les chiffres de Henry, ou ceux antérieurs de Baudoin (1910) sont significatifs : dans la circonscription de Kompong Cham, les parcelles mesurent en moyenne de 0,2 à 0,9 hectare et en région de rizières (Kompong Siem, Chhoeung Prey, Prey Chhor), le paysan cultive de 4 à 8 parcelles. Les causes de ce phénomène sont sociales et techniques. Les procédures d’héritage sont égalitaires et provoquent des partages ; mais les paysans ne cherchent pas à procéder à des regroupements, car la dispersion des lopins est plutôt avantageuse lorsque la pluviométrie est irrégulière. Tous les terrains ne sont pas équivalents : les rizières « basses » craignent l’inondation ou les pluies trop abondantes ; a contrario, les rizières hautes craignent la sécheresse et doivent être repiquées tôt, bien qu’elles soient en eau plus tard. Chaque paysan s’efforce donc d’avoir des parcelles aux caractéristiques complémentaires. Les inconvénients du système sont mineurs car la charrue et la herse sont très légères et facilement portées sur l’épaule. L’entraide permet de limiter les déplacements et de les faire en groupe  93 .

Ces motivations directement économiques ne sont cependant sans doute pas décisives. L’entraide se pratique aussi bien près du village et ne concerne pas toujours des travaux urgents. Elle est mise en oeuvre à une grande échelle surtout pour le repiquage et la récolte. Pour celui-là par exemple, la propriétaire du champ effectue l’arrachage dans les pépinières la veille et met les plants liés en bottes à tremper dans la rizière. Dès que le second labour est fini, les repiqueuses se mettent au travail. Au nombre de 10 à 15, elles progressent sur une même ligne. La maîtresse du champ joue le rôle d’organisateur et d’animateur : c’est elle qui a choisi ses partenaires et préparé la nourriture du groupe. C’est elle aussi qui donne le rythme de travail et marque les pauses pendant lesquelles elle retrempe l’ardeur du groupe en lançant quelques plaisanteries  94 . Souvent, les femmes profitent de ce qu’elles sont réunies pour avoir de longues discussions.

Ces pratiques subsistaient dans les années 1970, mais elles étaient concurrencées par des formes diverses de salariat et on peut penser qu’elles étaient systématiques au XIXe siècle (cf. AOM Aix 11.950 ; Leclère 1899). La récolte qui mobilise tous les actifs est le moment où s’épanouit dans la fête l’activité collective et Leclère (1899, 410-411) donne une bonne idée de l’atmosphère qui règne :

‘« La récolte des riz de six mois est faite le plus souvent par les femmes de tout un village qui, chaque jour, vont chez un nouveau propriétaire faire la moisson, à charge pour celui-ci de les nourrir et de leur fournir des chiques de bétel en abondance et du thé à discrétion. De cette manière la récolte est faite chez chaque cultivateur en une seule journée, tout au plus en deux journées [...]. Le maître du champ, Machas srê, surveille le travail, commande les domestiques, veille à ce qu’il ne manque rien aux moissonneurs, offre des lippées d’alcool, et sa femme, très empressée, quand vient l’heure du repas, fait apporter sur de grands plateaux de cuivre les vivres de choix qu’elle veut offrir et un riz spécial qu’on sème et qu’on récolte en vue de ce jour »  95 ).’

Dans certains cas l’entraide s’étend à l’égrenage. Les diverses techniques utilisées ne sont guère efficaces (5 à 6 journées pour une tonne). Le foulage par les buffles est peu pratiqué car jugé malpropre et l’utilisation d’une planche inclinée sur laquelle on frappe les gerbes semble moins fréquente que le foulage au pied par les villageois autrement plus agréable :

‘« Quand toutes les récoltes du village sont faites, on attend le plus souvent l’approche du premier quartier de lune afin d’avoir sa lumière, puis on recommence la tournée du Yok Day (entraide) pour l’égrenage des paddys. On donne une nuit, quelquefois deux, à chaque maître de maison et ce ne sont pas les pieds qui manquent : jeunes gens, jeunes filles, hommes et femmes accourent nombreux et gais, bien résolus à s’amuser » (id, 411).’

Aucun auteur n’a donné une description précise des échanges et des lois (ou règles) qui les régissent. Martel montre que, dans certains cas, l’ensemble est incompréhensible à un observateur extérieur, tant les relations sont complexes et fluctuantes. Le problème se complique encore si l’échange n’est pas « équivalent », ce qui est le cas lorsqu’il y a prêt de journées d’attelage contre du travail « simple ». Dans les années 1950, le remboursement se fait en paddy. Un attelage à la saison se paie ainsi de 8 à 20 thang à Lovea (de 10 à 50 selon Delvert), soit de 5 à 25 % d’une récolte moyenne, tarif élevé à mettre en relation avec la hausse du prix du bétail. Les variations de prix considérables dans le même lieu tiennent à l’influence des relations familiales (ou autres).

Notes
93.

En 1880, Aymonier (AOM Aix 11.950) observe 12 attelages se suivant dans une même rizière ce qui est considérable.

94.

Observations personnelles en 1974.

95.

G. Martel qui demandait à une jeune fille si elle n’était pas fatiguée après une longue journée de récolte (8 h 30 - 17 h) s’entendit répondre : « Oh non  ! nous sommes heureux… » (1963, 105).