3.4. Une notion-clef : l’équilibre

Les régions de Kompong Chhnang ou de Prey Kri (Anlong Réach) sont les centres d’un artisanat potier déjà très vigoureux au XIXe siècle  96 . Ces poteries rustiques, fabriquées sans tour, font partie de l’équipement ménager dans tout le Cambodge et une bonne partie de l’Asie du Sud-Est : jarres, marmites et fourneaux d’argiles, sommairement cuits en plein air sous de la paille de paddy. Dans Kompong Leng, c’est de la chaux, destinée à être consommée avec le bétel, qui est fabriquée à partir du gisement de coquillages de Samrong Sen. Les conditions du développement de ces activités sont évidemment diverses, mais il existe des motifs économiques évidents  97  : Kompong Leng et Anlong Réach très inondés sont peu propices à la culture du paddy et en Roléa Pier (Kompong Chhnang), région anciennement et densément peuplée, la production de paddy est souvent insuffisante. Ces activités, loin de produire une rupture avec le mode de vie traditionnel centré sur la riziculture, sont un moyen de le perpétuer, alors que les conditions de la culture du paddy sont défavorables. D’ailleurs, dans le cas de la poterie les hommes ne consacrent que quelques journées au transport de l’argile, la fabrication étant le fait des femmes.

La meilleure illustration de la façon dont est conçu l’artisanat est l’exploitation du thnaot le palmier à sucre. La cueillette des fruits est pénible et dangereuse le paysan doit escalader les arbres deux fois par jour sur de minces échelles en bambou. Il doit aussi approvisionner la maisonnée en bois pour que sa femme puisse préparer le sucre. Delvert (1961, 291-301) montre bien que ceux qui se livrent à la fabrication du sucre sont ceux qui ont renoncé à cultiver la rizière parce qu’ils manquaient de terres ou de fonds d’avance. Or, dans les années 1950, le prix relativement bas du sucre local et la difficulté de trouver du bois rendent peu rentable l’exploitation du thnaot. On peut penser que la situation était sensiblement meilleure à la fin du XIXe siècle, avant que les sucres blancs (importés) ne concurrencent les sucres roux et les mélasses, et lorsque le bois de chauffe restait à proximité des villages. Il n’y a pas d’exploitant spécialisé : Delvert note que chaque famille a des thnaot qui sont souvent délaissés et parfois loués.

L’état des techniques permet en général à la cellule familiale de mener à bien toutes les tâches nécessaires à l’existence. En dehors de la poterie, il n’existe guère de travaux exigeant une qualification ou des tours de main nécessitant une spécialisation. Le travail du fer est rarement mentionné, ce qui n’a rien d’étonnant puisque le ferrage des boeufs est inconnu et que les instruments métalliques sont peu nombreux et très simples (couteau, houe, triangle recouvrant le soc de la charrue). Vers 1870, l’importation de fer est nulle : le Cambodge se suffit de la production des tribus Kouy, qui n’excède pas quelques dizaines de tonnes par an (Boulangier 1881, 191-196).

Le seul instrument qui soit réellement difficile à construire est la charrette à boeufs. Son prix est modeste puisque Bastian (1868) l’évalue à 4 bath siamois (2,5 $ environ), soit 2 à 3 piculs de paddy. Pourtant si l’on en croit les comptages de la Résidence de Pursat (en 1901) (AOM Aix 3 E 9 (1) ), ce prix était trop élevé ou insuffisamment attrayant, puisqu’il n’y avait que 2.000 charrettes pour 9.000 inscrits de plus de 15 ans. Si on considère que les paysans, capables de fabriquer le corps de la charrette, n’achetaient que les roues qui nécessitent un travail soigné, il aurait suffi d’un artisan à mi-temps par village dans la région considérée. En effet, la fabrication d’un train de roues demande 15 jours et on peut considérer que sa robustesse et sa conception lui permettent de durer au moins cinq ans  98 .

Il n’existe en fait de « compétence » que pour tout ce qui touche au magique . Or, dans ce cas, intervient toujours l’achar  99 dont les mérites reconnus collectivement ne sont la source d’aucun privilège abusif. On voit bien son intervention lors de la construction d’une maison. Le charpentier, qui a appris son métier à la pagode et qui est en général riziculteur à titre principal, ne porte pas la responsabilité des phases principales de la construction (choix des colonnes, de leur disposition, des personnes qui creusent les trous, etc.), mais veille seulement au respect des règles secondaires (dimensions, formes, mode d’assemblage...).

L’artisanat rural est donc une activité profondément intégrée à l’économie agraire. Quelques rares « spécialistes », mais jamais de monopole : les techniques sont à la disposition de tout le monde et l’absence de concurrence est le produit d’un consensus social. Tout paysan est un artisan potentiel, capable a tout moment de décider de fabriquer des paniers ou d’escalader les palmiers à sucre. L’objectif qu’il se fixe, et auquel il se limite, est de tenir sa place dans la société. S’il ne parvient pas à mener à bien la culture du paddy, il cherche au moins à rester au village, comme les producteurs de sucre de palme cités plus haut qui s’acharnent à continuer une activité dans des conditions économiques très défavorables. Ce sera aussi, au XXe siècle, l’acceptation du travail saisonnier urbain, qui ne permet pas de sortir de la pauvreté, mais qui retarde une rupture dramatique.

Les notions d’autonomie et d’équilibre sont essentielles pour l’économie paysanne. Ceci explique pour une part la lenteur du développement de la production de paddy en l’absence de blocage foncier ou technique évident.

L’étude régionale montre que nombre de khêt équilibrent tout juste production et consommation de paddy, alors même qu’on pourrait étendre les superficies cultivées en défrichant des portions de forêt. Dans ce cas, la taxe versée  éventuellement - au « chef de forêt » qui représente le roi est trop faible pour être un obstacle : environ 6 $ à l’hectare selon une loi ancienne citée par Leclère (1894, 279), soit la moitié de la première récolte (au maximum). L’aménagement de la rizière est une tâche pénible et difficile, mais qui peut être menée à bien progressivement : un débroussaillage sommaire suffit pour cultiver quelques années sur brûlis. La recherche de nouvelles terres accompagnant souvent la création d’un nouveau couple, il est possible de faire jouer la solidarité familiale. En revanche, il faut accepter de s’éloigner du village. Au moment de la récolte il n’est pas rare que la famille s’installe à demeure auprès du paddy mûrissant pour chasser les oiseaux et les parasites. Ceci explique que des transactions, et surtout des locations, aient lieu sur des terres déjà défrichées et plus proches des villages, d’autant que les loyers sont modestes. Les contrats sont conclus le plus souvent au sein de la famille : la location n’apparaît pas comme un moyen de s’enrichir, mais comme une impossibilité de mettre en culture. Ainsi, les veuves louent leurs terres, de même que les familles dont les enfants en bas âge ne peuvent participer aux travaux. Il est probable que les locations sont ainsi intégrées dans le réseau général des prestations/redistributions au sein du village et échappent au réseau usuraire et/ou mercantile ; cela explique en partie l’absence d’écrits sanctionnant les actes et surtout de « marché ». La charge foncière reste modeste en 1930 et pour la période antérieure, je n’ai pu trouver qu’une indication dans un document d’Aymonier (AOM Aix 11.950) : une très bonne terre de la région de Kompong Speu, donnant de 30 à 40 thang (600 à 900 kgs) pour 0,5 ha, pouvait être louée 10 ligatures (1,5 $) par an. Si on évalue la valeur de la récolte de 8 à 15 $, on voit que la charge foncière variait de 10 à 15 % de la récolte, ce qui représente un taux très modéré.

Notes
96.

Il existe d’autres petits centres locaux.

97.

Les motifs économiques ne sont pas forcément déterminants surtout pour le choix d’une activité de complément où les traditions (locales) ont une grande importance.

98.

C’est l’essieu, facile a remplacer, qui se brise. Le gros village de Lovéa n’a qu’un fabricant de roues à «mi-temps » en 1962.

99.

Maître de cérémonie, cf. infra ch. 8.