4. L’accroissement de la production de paddy : des déséquilibres potentiels

Pourquoi, dans ces conditions, la production ne se développe-t-elle pas davantage ? Aucun goulet d’étranglement significatif ne semble exister, puisque le plus sévère, celui provenant de la faiblesse de l’attelage n’est même pas atteint (il est rare que les terres mises en culture atteignent 4 hectares). II est évidemment commode de faire référence à la « paresse » des paysans et les colonisateurs ne s’en sont pas privé... Les explications que l’on peut avancer sont évidemment multiples et complexes. J’étudierai plus loin les facteurs institutionnels et idéologiques qui contribuent fondamentalement à la stagnation relative de la production et ne retiendrai donc ici que des motivations « économiques ».

La première tient à la place et aux limites des échanges intérieurs et extérieurs. Les fluctuations de la production sont considérables et l’assurance d’une production permettant une consommation minimum 6 années sur 7 (c’est-à-dire laissant une année de disette) supposerait un accroissement des superficies cultivées de l’ordre de 20 à 25 %, conduisant à un surplus équivalent les bonnes années. Or, ce surplus est difficilement négociable ou ne l’est qu’à des prix dérisoires, en partie à cause du coût des transports (cf. infra). Dans ces conditions, d’autres activités peuvent s’avérer beaucoup plus fructueuses, d’autant qu’elles échappent largement aux contrôles et donc à la taxation. C’est le cas de tous les travaux forestiers, de la cueillette et de la chasse. On peut penser que le paysan cambodgien n’ajuste pas mécaniquement sa production à un niveau de consommation jugé incompressible, mais utilise au mieux la souplesse de ses capacités de production pour compenser les déficits éventuels. V. Henry (1932, 338) note ainsi que

‘« dans les régions voisines des districts forestiers les tubercules et les racines fournissent aussi un complément de nourriture ».’

Un rapport de 1914 (ANC 42.806) mentionne ainsi la culture de mais, haricots, manioc, patates, etc.

L’étude de la corrélation  100 entre exportation et production de paddy de 1920 à 1928 confirme cette hypothèse : la consommation intérieure (consommation humaine, animale, semences, pertes et distillation) varie considérablement pendant cette période, de 149 kgs par tête en 1924, à 337 kgs en 1927, soit environ du simple au double. Dans le premier cas, il devrait y avoir une situation de famine aiguë, le riz ne pouvant fournir que la moitié d’une ration calorique normale ; or, les rapports ne mentionnent que des disettes, parfois sévères localement, mais qui peuvent en général être jugulées par des mesures administratives comme l’interdiction d’exportation. Le paysan s’avère donc capable de trouver des céréales d’appoint. Ce n’est plus le cas dans la période 1956-65, où la relation entre production et exportation profondément transformée, peut être interprétée comme une confirmation - a contrario - de cette hypothèse : la consommation intérieure par tête est remarquablement stable, variant de moins de 5 % (de 330 kgs en 1957 à 344 kgs en 1963), bien que la production soit très fluctuante. Ce sont donc les exportations qui amortissent les fluctuations. Cette configuration doit être mise en relation avec la dégradation de la situation de la paysannerie khmère, progressivement enfermée dans la monoculture, qui dans le contexte écologique, technique et démographique de l’époque, augurait mal de l’avenir. On se rapprochait d’une situation où la consommation devenait incompressible, par impossibilité de produire des substituts, et inextensible parce qu’il n’existait pas d’autre ressource que la vente du paddy les bonnes années.

Tableau 10 - Production et exportation de paddy 1920-1929 et 1956-1965 (milliers de t)
Tableau 10 - Production et exportation de paddy 1920-1929 et 1956-1965 (milliers de t)
Tableau 11 - Production et exportation de paddy. 1920-1928 et 1956-1965
Notes
100.

Les corrélations sont significatives au seuil de 5 %. Dans les deux cas R est supérieur à 0,9. Les valeurs éliminées correspondent à des situations particulières explicables : en 1921 le niveau très élevé du exportations (213 000 t pour 880 000 t produites) s’explique par une brusque sécheresse de fin d’année ; les ventes sur pied par anticipation qui alimentent les exportations ont de ce fait été excessives. En 1929, au contraire les exportations interdites par le Protectorat, sont faibles (74 000 t) alors que la récolte se révèlera très supérieure aux prévisions (780 000 t).