1.2. L’appareil de l’Etat

L’Etat est divisé en trois corps, mais on peut prendre comme modèle d’organisation la maison royale (somrap ek : litt. premier corps). Le paysan khmer ne voit pas le roi qui sort peu de son palais. En revanche, il a souvent affaire à ceux qui représentent de façon concrète le pouvoir, les namoeun terme que l’on traduit souvent par « mandarin », auquel j’ai préféré celui de «  dignitaire  », qui fait moins référence à la tradition confucéenne. Les paysans perçoivent sans doute nettement la différence, consacrée par le langage de la cour, entre les mandarins de l’intérieur (de la capitale) et ceux de l’extérieur (locaux) : alors que les seconds, par leur présence, font partie intégrante de la vie paysanne, les premiers sont des émissaires, visitant rapidement les campagnes et dont le prestige n’a d’égal que la rapacité (cf. infra les taxes et la justice).

L’administration centrale se caractérise par un contraste saisissant, entre une hiérarchisation apparente tatillonne, qui définit impérativement des places protocolaires très précises pour chacun, et un fonctionnement confus, fait d’équilibres instables. Les auteurs ont insisté sur le premier aspect (Foures 1882) ou le second (Leclère 1894), sans montrer que l’un et l’autre étaient le produit d’un même système de pouvoir, trop rigide dans ses formes pour s’adapter à l’élasticité de ses fondements. Les dignitaires sont nommés par le roi pour assurer une fonction qui ne se transmet pas par héritage, non plus que les avantages qui lui sont attachés. Le mode de recrutement ou d’avancement est indépendant de toute norme objective ou pseudo-objective de compétence. Il n’y a pas de concours littéraire comme au Vietnam ou en Chine et, surtout, il n’existe pas d’idéologie de « service public » autre que la proclamation d’une vocation très générale à « protéger le peuple » : le dignitaire est avant tout le représentant du roi, qui le nomme, lui donne des récompenses ou une promotion. Le dignitaire sert le roi avant de servir le peuple et il est significatif que les fonctions de cour donnent droit aux mêmes honneurs que les fonctions « publiques ». A côté des ministres ou des juges, on trouve les gardiens des palanquins royaux, le mandarin chargé des échelles pour monter à éléphant, les tailleurs des bambous qui servent d’aiguilles à classer les papiers, etc. (Leclère 1894 a 71-73). La seule différence considérée comme pertinente est celle définie par la hiérarchie : chaque dignitaire reçoit, en fonction de son titre, de un à dix « milliers d’honneurs » (pan sak) Il se peut qu’il ait existé, comme dans le système sakdina du Siam, une correspondance entre des titres et des droits sur le sol. Quoi qu’il en soit, il n’y en a plus trace au milieu du XIXe siècle.

Les dignitaires sont sous les ordres des ministres qui cumulent leur fonction spécialisée avec la direction générale de plusieurs khêt  103 . Les colonisateurs, malgré leur goût pour l’organisation « rationnelle » (centraliste) laisseront longtemps subsister cette dualité entre des responsabilités locales polyvalentes et des pouvoirs centraux fonctionnels spécialisés  104 . C’est que les conflits de compétences sont si nombreux qu’on doit les considérer comme formant un mécanisme indispensable à l’équilibre du système. Une organisation où le premier ministre dirige les juges et où le ministre de la justice s’occupe de la poudre et des cadres militaires, etc. (Leclère 1894, 82) est trop absurde pour n’être pas voulue.

Même si le pays est peu peuplé (environ 1,3 millions vers 1870), les services centraux (krom fonctionnent avec des effectifs faibles : 1.000 à 2.000 dignitaires, dont plus de la moitié n’ont que des fonctions de cour. L’administration provinciale et locale est donc investie de la plupart des tâches, dans le cadre de la « terre » (dei), de la « province » (khêt) et du « Pays » (srok). Le khêt a une superficie restreinte, puisqu’il y en a 56 ou 57 pour 100.000 km2. Il est communément désigné par les habitants sous le nom de « pays » (srok). C’est Ang Duong qui imposa la nouvelle appellation de khêt sans doute pour le distinguer du srok. Ce dernier, comme son équivalent français le « pays », désigne aussi bien de petites circonscriptions que la « nation » (srok khmer). Le khêt semble être la division territoriale la plus stable ; il est dirigé par un gouverneur (chauvay khêt) nommé par le roi, assisté d’un état-major (kromokar) comprenant un lieutenant (balat) et ses subordonnés (snang et kralapéas) et des juges. S’y ajoutent un ou plusieurs secrétaires (smien), appelés familièrement « neveux du gouverneur », qui sont souvent des jeunes gens se destinant aux fonctions publiques, placés là par leur famille.

Le khêt ne semble pas vraiment subdivisé. Il y a bien parmi les subordonnés un snang « de droite » et un snang « de gauche » et on peut noter que le khêt de Srey Santhor a été partagé selon un critère similaire puisque l’une de ses parties est dite « de gauche » (chveng). Il semble bien pourtant, tant dans les documents que dans les observations, qu’il s’agit là d’une division formelle et qu’il n’y a pas d’écran entre le gouverneur et le chef de pays (mesrok) « élu » par les habitants, mais désigné par le chauvay, et qui aurait 500 ou 1.000 honneurs (Aymonier 1900, I, 72 ; Leclère 1890, 29). Les limites du « pays » sont sans doute variables : Leclère (1894, 222) dit qu’elles sont traditionnelles et connues des habitants, mais il souligne les difficultés nées de la création de nouveaux villages ou l’existence de liens personnels plus que territoriaux vis-à-vis des mesrok L’impossibilité de faire coïncider le « pays » avec une réalité administrativement saisissable apparaîtra bien lorsque le Protectorat voudra lui substituer le « khum », qui à l’image de la commune française, aurait dû devenir le pivot de l’administration locale  105 . Le srok est petit : en novembre 1884, on en compte 27 dans le khêt de Phnom Penh qui n’a que 3.200 inscrits (AOM Aix 10.243) ; en 1863, Doudart de Lagrée (1883,175) recense 23 chefs de pays dans Choeung Prey qui compte moins de 3.000 inscrits (chiffres de 1873). La moyenne de 120 inscrits par mesrok qui ressort de ces exemples est confirmée par ailleurs : en 1889, une ordonnance royale (Leclère 1894, 224) prévoit d’attribuer des adjoints (chumptup) aux chefs de « pays » deux pour 100 à 150 hommes, trois pour 150 à 200, quatre au-delà. Vers 1900, Rousseau (1904, 71) mentionne la présence de un ou deux adjoints. Enfin, en 1904, dans les limites du Cambodge [1867], il y a 1.342 khum, ce qui correspond à peu près au chiffre qu’on peut obtenir par extrapolation du nombre des inscrits. (cf. annexe 6)

Au sein des pays, les habitants sont dispersés dans des phum ; on traduit en général phum par hameau , bien que le terme désigne aussi bien un groupe de maisons restreint (2 ou 3 habitations), qu’un un gros village.

Enfin, on ne peut omettre de mentionner, surtout à cause de leur importance passée, les cinq «  terres  » (dei) dirigées chacune par un dignitaire au titre révélateur puisque comprenant le mot sdach, réservé en principe au souverain. Selon la tradition khmère, chaque « terre » est principalement rattachée à un ministre. Bien qu’ils conservent un très grand prestige, ces « rois de Terre » (qui ont 10.000 honneurs), voient leur influence diminuer sous le règne d’Ang Duong et de Norodom : en 1875, ils ne sont plus que des super-gouverneurs, n’ayant d’autorité réelle que sur le khêt donnant son nom à la « Terre ». On relève (Leclère 1894, 186-189) de nombreux indices de leur importance passée : outre leur titre, ils ont le privilège de disposer de signes de pouvoir tels qu’un parasol rouge à franges d’or, une boite à bétel en or et un cachet arborant un éléphant blanc. Au début du XIXe siècle encore, ils manifestaient leur droit de vie ou de mort par un sacrifice humain lors de leur entrée en fonction ; durant la colonisation ils se contentent de sacrifier un veau ou un buffle destiné aux génies de la Terre.

Si on s’intéresse à l’exercice effectif de l’autorité , la distinction entre les dignitaires « de l’intérieur » et « de l’extérieur » est moins pertinente que la séparation entre le bas de la hiérarchie et le haut (plus de 7.000 honneurs), qui rassemble sous le titre général d’okhnha (excellence) environ 200 personnes  106 .

Au total, sans tenir compte des chefs de pays et de leurs adjoints (3.000 environ), 2.000 personnes environ sont au service du roi et ont pour cela une délégation de pouvoir. Le contrôle des provinces est effectué par des envoyés royaux (okhnha luong) Normalement chargés de mission par le roi, ils sont souvent placés à demeure auprès des gouverneurs sous le règne de Norodom. Il s’agit sans doute là d’une volonté de centraliser le pouvoir. C’est l’avis de Leclère (1894, 130-131) qui voit cela comme une déviation, engendrant intrigues, désordres et abus de toutes sortes.

Tableau 12 - Schéma administratif du Cambodge (frontière de 1860) vers 1875 et 1921
Notes
103.

Le chauvea, sorte de premier ministre, gère 10 khêt dont celui de Choeung Prey dont il est apanagiste. Le youmreach, ministre de la justice, de la police et des prisons, dirige 5 khêt ; le veang, ministre du palais et des finances, neuf, le kralahom, ministre de la marine, chargé des douanes, douze, et le chacrey, ministre de la guerre et des transports par terre, huit khêt.

104.

L’ordonnance royale (O.R.) du 23.07.1902 se contente de modifier la répartition existante. La suppression définitive n’intervient qu’en 1905 (O.R. du 5 mai) et 1907 (O.R. du ler mars).

105.

A une date aussi tardive que 1936, un rapport (AOM Paris Guernut) concluait à un échec.

106.

Il y a 250 okhnha en 1884 ; en 1870, Aymonier (1900, 69) en compte 140 (dont 20 Chinois ou Chams) dans la seule maison royale, auxquels il faudrait ajouter une cinquantaine de gouverneurs et dignitaires des autres « maisons ». D. Chandler (1973, 43) estime à environ 200 (vers 1840) le nombre de dignitaires ayant au moins 6.000 honneurs.