1.3. Le Trésor royal : le voleur volé

Sans décrire ici tous les « circuits » administratifs, qui feront l’objet de nombreux développements ultérieurs, on peut cependant montrer comme la machine fonctionne lorsqu’il s’agit de prélever les taxes à la production et surtout la plus significative au niveau symbolique, la dîme sur le paddy .

Au 15 février, la récolte qui s’est étalée sur plus de trois mois, est terminée partout. Le paddy est égrené et engrangé, le plus souvent dans la maison d’habitation. Trois percepteurs passent alors dans tous les hameaux :

- l’okhnha luong délégué nommé par le roi ou le ministre responsable de la province ;

- le mekang désigné par les hauts dignitaires chargés de gérer les greniers royaux ;

- le délégué du gouverneur du khêt.

Dans chaque village ont été élevés un abri et une estrade en bambou. Les envoyés lisent l’ordre royal et le mesrok prête serment sur les divinités locales les plus puissantes (arak, neak ta) de ne rien cacher et de les conduire dans toutes les maisons. Il paie symboliquement le prix de la lecture (0,15 $) et le prix du serment. Celui-ci est dû en nature et comprend notamment une pièce de coton de 5 coudées (2 mètres) dont l’un des envoyés s’enveloppe après s’être lavé a grande eau sur l’estrade. Les percepteurs visitent alors chaque maison et évaluent sommairement le volume de paddy en mesurant le grenier. Si le paysan n’est pas d’accord, il paie une nouvelle taxe (1,8 kgs de paddy) pour avoir le droit de « marchander ». Selon Leclère (1894, 237), il est exceptionnel que le désaccord persiste au point de rendre obligatoire le mesurage. Diverses taxes sont perçues, dont la plus importante est celle du roi : elle est fixée au dixième de la récolte si celle-ci est supérieure à 10 thang, soit environ 250 kgs  107 . Les autres droits, fixes, sont destinés à rémunérer les bakou  108 , à assurer la conservation du paddy royal (couverture et treillis du magasin, « part des rats », rature du nom du contribuable sur le registre, etc.). Dus en nature ou en argent, ces suppléments sont modestes, mais peuvent accroître très sensiblement la charge des très petits producteurs : celui qui n’aurait que dix thang en donnerait presque deux au fisc. Au-delà, le taux de taxation tend évidemment vers 10 % On doit cependant noter que l’iniquité du système est sans doute plus apparente que réelle : les très petites quantités de paddy se dissimulent beaucoup plus facilement et un paysan qui a en magasin une aussi médiocre récolte est, en pays khmer, un fraudeur.

L’impôt sur le paddy est le modèle des taxes diverses à la production, comme celles qui touchent le sucre ou les jardins dont la superficie excède 50 m: le trésor royal n’en tire que des revenus insignifiants (cf. Ch. 3), mais elles sont maintenues en tant que manifestations du pouvoir d’Etat. L’intérêt particulier des taxes directes est de révéler les formes d’exercice de ce pouvoir et les répartitions de revenus faites au sein de l’administration.

Le point essentiel est le caractère nettement a posteriori de l’intervention du roi : toutes les opérations de culture sont terminées lorsque le souverain manifeste sa présence en prélevant sa part. Il n’exerce donc pas de contrôle antérieur à la production. Pourtant, son rôle dans la perception est décisif : la « parole royale », lue solennellement, est l’acte juridique qui autorise le prélèvement. C’est aussi un acte religieux : en se purifiant par l’eau, l’envoyé du roi marque son respect à la terre qui a généré la récolte. Au niveau du partage, la part du roi a un statut différent : les intermédiaires sont rémunérés par des sur-taxes.

Ce schéma est de principe : la faiblesse et l’inefficacité des contrôles autorisent largement les fraudes. Les paysans peuvent dissimuler une production que les envoyés n’ont aucun moyen d’apprécier réellement. Comme on le verra à propos de la corvée, le mesrok, qui n’appartient pas vraiment à l’administration, se montre fort discret. La technique de contrôle des percepteurs est également sommaire, utilisant des principes généraux formels : le dignitaire « de l’intérieur » et celui « de l’extérieur » se font face, le principal fonctionnaire intéressé (le chef des magasins), responsable face au roi, servant de conciliateur... La fraude est donc la règle, d’autant que l’administration fiscale reste très légère : un okhnha luong pour 4 ou 5 khêt soit 10 à 15 pour tout le royaume. Au total, il suffit donc d’une centaine de personnes employées moins de deux mois par an.

Le leitmotiv des « abus », des « pots de vin », voire des « exactions » qui caractérise les rapports ou récits n’est sûrement pas un leurre, mais il doit être interprété correctement. Pour distinguer le dignitaire qui abuse de celui qui exerce son droit normal, légal, il faut pouvoir apprécier une différence quantitative. Le mode de prélèvement vise à protéger la part du roi, à simplifier la comptabilité, mais il laisse le contribuable singulièrement désarmé face à des taxes supplémentaires multiples. Pourtant, il n’est pas sûr que le système soit mis en cause : une taxe « élastique », c’est aussi une taxe qu’on peut ne pas payer. Le système fiscal rigide, « moderne », que les Français mettront en place ne sera guère mieux toléré : il méconnaissait trop l’idée communément admise que l’autorité est une qualité personnelle et monnayable.

Notes
107.

Cette quantité représente la ration annuelle pour une personne. La culture du riz étant rarement le fait de célibataires, les détaxes pour ce motif auraient dû être exceptionnelles.

108.

Brahmanes chargés des cérémonies de cour.