2.1. La corvée est due au roi

Le recrutement des « individus de travail pour le roi » (monus reachcheakar), que l’on peut traduire par « corvéables », repose sur un recensement triennal minutieusement organisé. Comme pour l’impôt du paddy, il y a trois recenseurs, représentant le responsable du khêt le teneur de registres et le gouverneur  109 . La lecture de l’ordre royal s’accompagne de quelques présents offerts par le mesrok : une pièce d’argent (0,8 $), cinq coudées de tissu de coton et deux bougies. Enfin, le mesrok prête serment et les hommes, rassemblés pour l’occasion, sont immédiatement enregistrés : on note leur nom - accompagné de celui de leur femme pour distinguer les nombreux homonymes  110 -, leur âge, leur condition (libre, « esclave pour dettes ») et le nom du dignitaire qu’ils choisissent comme chef de corvée. Chaque contribuable verse un peu moins d’un dixième de piastre pour les frais d’écriture. Les registres distinguent diverses catégories. Les hommes valides de 20 à 55 ans sont les corvéables ; les vieillards n’ont que des obligations réduites ; les jeunes de 18 à 20 ans sont seulement notés pour mémoire. Enfin, les esclaves pour dettes (khnhom) ne doivent pas la corvée, mais leur dispense coûte 10 ligatures (environ 1,5 $) à leur maître.

La durée légale de la corvée est de trois mois (Leclère 1894, 284 ; O.R. de 1877). Les corvéables sont mis au service personnel du roi, comme domestiques ou hommes de peine, ou bien affectés à des tâches d’intérêt général construction ou entretien de routes ou d’abris.

La levée est organisée par les mekomlang (chefs de force), qui sont des dignitaires ou des membres de la famille royale. Au XIXe siècle, la corvée semble tombée en désuétude, à moins qu’elle ne soit entièrement utilisée par les dignitaires pour leur propre compte, échappant ainsi aux observateurs. On constate ainsi que le roi Ang Duong, suivant ainsi l’exemple du roi du Siam, préfère rémunérer des travailleurs (chinois ?) pour faire construire la route Phnom Penh - Kompong Luong, plutôt que de mobiliser les corvéables. Les motifs de cette transformation sont multiples. L’un d’entre eux, sans doute le plus profond et le plus important, est la résistance paysanne. Si l’on en voit peu de manifestations ouvertes au début du Protectorat, c’est que la corvée n’est pas imposée avec rigueur. Il n’y a que 47.000 corvéables sur les registres et la levée n’est même pas systématique ; Aymonier (1874, 28) écrit que 2 ou 3 provinces sont effectivement levées chaque année, soit moins d’une sur quinze. La durée moyenne de la corvée serait ainsi inférieure une semaine, mais ce chiffre n’a guère de signification concrète il est toujours possible de contraindre tel ou tel individu à assurer un service complet ou presque, alors que d’autres sont complètement dispensés. Le rachat des corvées est prévu, sans doute dès le règne d’Ang Duong, bien que Leclère le date de 1870 et Aymonier de 1868 (1874, 27 et AOM Paris A 30 (22) c.13, 1874). Le taux de rachat est de 20 ligatures (3 piastres environ) par homme valide. En 1873, le rachat rapporte 79.000 $, ce qui représente 26.000 assujettis à plein tarif, soit la moitié environ des corvéables. Le rachat n’est d’ailleurs pas un droit, mais un privilège et l’ordonnance royale de 1877 (AOM Aix 10.123) précise que

‘L’ancienne corvée (menus réachéacar) sera maintenue mais elle pourra être rachetée au moyen de 20 ligatures pour l’année.’

Aymonier (1874, 28) suppose que les vingt ligatures ont tendance à s’ajouter aux corvées, ce qui est probablement exact. En tous cas, le Protectorat va interpréter à sa façon le droit : à partir de 1887-1890, il considère qu’il existe deux taxes, un impôt personnel de 20 ligatures et la corvée. Celle-ci, appelée plus pudiquement « prestations », peut être rachetée en partie  111 . Le travail, réduit à 10 jours, est rémunéré et la corvée est donc du travail forcé. On a alors une bonne idée de l’attitude des paysans. En 1891, A. Leclère, alors Résident à Sambor, veut construire une route reliant Sambor à Kratié. Il envisage divers moyens pour trouver la main-d’oeuvre ; après avoir écarté d’office la corvée « trop impopulaire », il veut recourir à la réquisition avec paiement de 0,1 $ par jour pour les libres et sans rémunération pour les « esclaves d’Etat ». Le Résident Supérieur est favorable à la réquisition des libres et propose d’ajouter aux 10 cents, 2 kgs de paddy par jour. En 1893 le projet est repris. Malgré la famine des montagnards pnong qui les incite à s’engager, le recrutement est très difficile. Le résident provincial envisage de faire usage de « pression » et fait passer l’allocation en paddy de 0,2 à 0,25 $. Finalement, il faut recourir à des coolies, recrutés à Phnom Penh, et concéder une nouvelle augmentation : 0,2 $ par jour, plus la nourriture, comprenant 1 kg de riz, 200 g de poisson sec ou salé, un douzième de litre de nuoc-mam, 10 cl d’alcool de riz et du sel. Il y a pourtant de nombreuses désertions qui resteront le fléau permanent, même lorsque le recrutement sera organisé. A partir de 1904 les « prestations » servent à alimenter des budgets provinciaux, créés pour réaliser des travaux d’intérêt local, dont on espère qu’ils motiveront davantage les habitants.

En même temps, c’est le chef de village (O.R. du 11 août 1901), puis le mekhum (O.R. du 5 juin 1908), nouveau pivot de l’administration locale, qui est chargé de l’impôt personnel et intéressé à son recouvrement par une rémunération au pourcentage. Il est probable que la corvée de 10 jours est alors effectivement réclamée, car les paysans se mettent à la racheter en grand nombre : la recette passe de 170.000 $ en 1903 à 750.000 en 1908 et 960.000 en 1912 ! Ce succès était sans doute imprévu et les budgets provinciaux, jugés trop opulents, sont réintégrés au « budget local » en 1913  112 .

Ce rachat coûteux, qui s’ajoute à l’impôt personnel et que la loi n’autorise pas toujours, n’a pas fini de susciter le mécontentement . En 1916, des abus commis dans la « résidence » de Kompong Cham, révèlent un mécontentement généralisé, qui se manifeste par une marche populaire pacifique sur la capitale. La suppression des corvées - ou, au moins, le droit au rachat - figure en tête de la plupart des pétitions (cf. par exemple AOM Paris NE 201).

Ces transformations ne sont sans doute pas sans relation avec la diminution des possibilités de fraude . Elles sont nombreuses, qu’elles soient le fait des paysans eux-mêmes ou des dignitaires. Le système existant sous la royauté les prévoit : le mesrok qui est l’informateur indispensable est soumis à une forte pression idéologique ; le parjure au serment qu’il a prêté doit amener sur lui la vengeance des génies bafoués et on ne peut contester que cette menace est efficace. Leclère (1916, 105) affirme

‘[…] j’ai vu bien des fois des gens refuser de prêter serment et payer l’impôt demandé plutôt que de confirmer un mensonge par serment.’

Mais cela n’est pas la panacée le mesrok n’a pas de pouvoir réel, ni de vocation à représenter la collectivité (infra Ch. 8). Sa fonction n’est donc pas de connaître la situation locale, mais de dire tout ce qu’il sait : on peut penser que ne voulant ni dénoncer, ni être parjure, il est le villageois le moins informé de la situation réelle des habitants

La loi semble d’ailleurs entériner le fait que le mesrok ait une responsabilité atténuée : l’article 63 du Kram srok (Codes I, 104) sanctionne sévèrement celui qui falsifie les listes  113 , tous les autres fraudeurs ou complices n’étant passibles que d’une peine beaucoup moins importante, la cangue. Et c’est bien encore les dignitaires que l’on surveille lorsqu’on envoie des contrôleurs vérifiant le travail des premiers recenseurs. Tout cela n’est guère efficace, faute de livre foncier et d’état-civil. Les registres témoignent en partie de cette situation. Au sein des inscrits, la catégorie des 18-20 ans et plus de 55 ans est aussi nombreuse que celle des 20-50 ! Même si on considère qu’il y a dans la première un certain nombre d’exemptés, et les esclaves pour dettes, la fraude est certaine : dans certains khêt il y a moins de 25 % de Khmers corvéables (Kien Svay, Phnom Penh, Krakor, etc.) ; dans d’autres, il y en a plus de 70 %  ! Les dignitaires divers ne devaient pas manquer de se créer des réserves personnelles. En 1921, après plus de 20 ans d’organisation par les Français, le commentateur du recensement écrit (résultats du recensement de la population, p. 3) :

‘Les écarts, avec plus-value de population, constatés dans certaines circonscriptions, permettent de déduire que les statistiques coloniales dressées chaque année n’étaient pas établies avec tout le soin et l’exactitude désirables [...]’

Là encore, la difficulté provient pour une part du fait que l’organisation de la levée des corvéables est largement laissée à la discrétion des dignitaires. La difficulté de distinguer les usages privés des usages publics, les dispenses normales ou non, rendent à peu près impossible tout contrôle : le corvéable fait partie de la « force » d’un dignitaire, le reste est une relation personnelle que la loi ne cherche guère à réglementer dans le détail.

Notes
109.

Le namoeun suos est chargé des registres ; le responsable du khêt (komnan khêt) est le ministre ou haut dignitaire à qui le roi a confié la province.

110.

Rappelons que le nom de famille n’existe pas.

111.

Tous les auteurs, suivant en cela Leclère, ont attribué la création de l’impôt personnel à Norodom. L’évolution retracée ci-dessus est plus plausible. Je n’ai pas pu retrouver le texte créant l’impôt personnel.

112.

Le « budget local » est alimenté par les taxes directes. Le « budget général de l’Indochine », par les douanes et régies.

113.

« [Il] recevra cent coups de lanière de cuir, puis sa femme, ses enfants et lui-même seront mis au nombre des mohat [esclaves d’Etat] ».