2.2. La « Force » profite aux dignitaires

Confrontés au problème de trouver une traduction évocatrice de komlang les observateurs ont cherché des institutions comparables dans l’histoire occidentale. Mais, à trop souligner les similitudes formelles avec le « patronat », ils ont souvent négligé l’essentiel, la place et la fonction de la « force » dans le fonctionnement de la société cambodgienne.

Le cadre juridique des relations entre le « chef de force » (mekomlang) et ses « clients » est sommairement défini par la coutume et les Codes. Lors du recensement triennal, les hommes libres doivent mentionner le nom du personnage qu’ils choisissent comme « chef de force ». Celui-ci est nécessairement un membre de la famille royale ou un dignitaire en fonction ; même les petits mandarins, comme les mesrok et les chumtup peuvent avoir une « force ». A partir de ce moment, le « client » dépend de son chef pour l’exécution de la corvée et, sauf circonstance exceptionnelle, pour la conscription. Concrètement, le roi, ayant déterminé le nombre de corvéables dont il a besoin, demande à chaque mekomlang de lui en fournir une partie, en proportion de l’importance de sa « force ». Le « chef » fait alors parvenir ses ordres en province, en principe après avoir prévenu le chauvay, et sera tenu responsable si ses hommes ne viennent pas ou n’exécutent pas la tâche prévue. Le mekomlang joue aussi le rôle d’intermédiaire de justice :

‘Si le justiciable n’a pas de chef pour le conduire au tribunal, le juge doit renvoyer l’individu au sauriyôdey afin qu’il l’inscrive sur les listes des hommes libres et lui trouve un chef qui pourra l’accompagner au tribunal (Codes II, 125 a.9).  114

Le juge doit prévenir le « chef » et celui-ci doit se présenter ou se faire représenter devant le tribunal. Tout au plus, en cas d’empêchement sérieux, lui accorde-t-on un délai de 10 jours (II, 175 : a2). Le chef doit même faire son possible pour saisir l’accusé et l’amener devant le tribunal ou au moins fournir tous les renseignements nécessaires à sa capture (II, 176 a.2). S’il faillit à ses obligations une forte présomption de culpabilité pèse sur lui et il peut être considéré comme complice et condamné comme tel (II, 192 a.11).

Ces obligations ne vont évidemment pas sans contrepartie . Le mekomlang peut utiliser à sa guise un tiers des journées de corvée, maximum implicitement prévu par les Codes (II, 259 a.25)

‘Le patron ne doit prendre son kômlang que pour le service du roi et non pour le sien. Il ne pourra exiger de lui et pour lui qu’un, deux ou trois jours de travail. Si donc un mé-kômlang exige davantage et garde un kômlang un mois, un an, il sera passible des six peines suivantes […].’

Cet article n’est pas incohérent si on se place dans l’esprit des Codes : ils définissent à la fois le souhaîtable régi par des considérations morales (quelques jours) et l’ abusif , qu’il convient de réprimer. Dans ce cas, l’écart très important correspond à un flou volontaire du législateur : à partir du moment où le service de l’Etat est assuré et les abus les plus criants sanctionnés, les deux parties peuvent négocier « librement » leurs positions. Il est vrai que le « client » et son « chef » ont intérêt au compromis : le premier cherche un protecteur zélé et le second pâtirait de tout manquement au service de son dépendant ou risquerait de le perdre : à chaque recensement le « client » peut choisir un autre mekomlang.

La « force » ne se conçoit donc pas sans le système hiérarchique : Leclère, qui avait émis l’opinion selon laquelle un mandarin démissionnaire ou destitué pouvait être « patron » (1890, 18), la dément explicitement dans son « Droit Public » ultérieur (1894, 123). La « force » n’existe que pour l’exercice du pouvoir d’Etat et à l’intérieur de celui-ci. Si le « chef de force », malgré sa position de maître, n’a guère de privilèges et beaucoup de responsabilités, c’est que sa place et son rôle ne sont pas définis par sa relation avec les « clients », mais par les obligations, auxquelles il ne peut échapper sous peine de sanction, que lui imposent ses fonctions publiques. Il décharge l’administration centrale de tâches difficiles à mettre en œuvre. Celle-ci dispose de moyens généraux d’organisation (liste des corvéables et de leur résidence, nombre de travailleurs ou de soldats à fournir...), mais elle a une connaissance trop vague et incomplète des situations locales pour procéder efficacement à une levée d’hommes : les listes ne sont pas à jour, elles ignorent les malades, les difficultés passagères, etc. En affermant les hommes au mekomlang on résout le problème : au « patron » de se débrouiller, de chercher des remplaçants, de profiter de l’occasion pour accorder des dispenses, ou au contraire d’abuser de ses droits. Le mekomlang facilite aussi considérablement le fonctionnement de la justice. La pléthore de personnel dans cette administration  115 ne se traduit pas par une efficacité équivalente dans la saisie des malfaiteurs. Le patron joue alors le rôle d’agent de police ou d’indicateur et, éventuellement, de garant ou caution :en 1874 on arrête « deux hommes accusés d’avoir eu des voleurs de boeufs parmi leurs clients Kàmlang » (AOM Paris A 30 (22) ). Dans les procès civils, l’obligation pour le requérant de se présenter avec son « patron » garantit le sérieux de la demande, le « chef » jouant le rôle de conseiller juridique ou d’avocat.

Le komlang est une forme « d’affermage » des hommes. Les motifs de son développement sont complexes, et on peut se contenter en première analyse de voir comment sa médiation intervient dans les relations entre les paysans et l’Etat. Si les éléments historiques font défaut pour le Cambodge, on connaît mieux le système sakdina fort semblable, qui fonctionnait au Siam (Graham, 1924 ; Condominas, 1976). Les corvéables sont appelés phray. Au départ, ils sont mobilisés principalement pour satisfaire aux besoins de la royauté et de façon administrative ce sont des phray luong. Mais, il existe aussi des phray som qui sont attachés complètement à un chef (nay). Le second mode de recrutement, moins oppressif, tend à se généraliser  116 . Au Cambodge, où l’affaiblissement du pouvoir central est beaucoup plus net, on peut penser que la première catégorie a complètement disparu, les Codes entérinant cette évolution en obligeant tous les corvéables à prendre un mekomlang. Les formes particulières de cette transformation dépendent évidemment du cadre dans lequel elles s’inscrivent : même si les chefs de « force » prélèvent un surtravail, le komlang n’est pas un rapport de production autonome, mais un rapport de distribution. Il ne se constitue pas de classe des mekomlang qui développerait une stratégie propre en s’opposant aux namoeun ou à la royauté. Enfin, le roi n’est pas le « patron des patrons », même s’il doit aussi assurer cette fonction et les contradictions qu’elle entraîne (cf. Ch. 9).

Notes
114.

Cf. aussi : II, 2, a.2 ; II, 133, a.5 ; II, 134, a.8.

115.

En 1874, dans la province de Bati, il y a 14 juges pour 4559 inscrits (Aymonier 1900, 1, 93).

116.

Il aurait fallu, pour empêcher ce mouvement, pouvoir limiter la possibilité de se lier à un « patron ». Or, dans ce cas, le paysan pouvait s’engager comme that au Siam (khnhom au Cambodge).