3.1. La justice : source de l’esclavage domestique

Il s’avère peu capable de réprimer les gros désordres : dans les cas de « piraterie », les autorités locales ou centrales semblent ne s’imposer qu’à grand peine à des bandes pourtant souvent peu nombreuses, mais armées et résolues. En 1905, l’inspecteur des « affaires indigènes » Rivet (AOM Paris NE 206) note la tendance excessive des autorités de police à se concilier les « pirates » :

‘Dans toutes les circonscriptions difficiles, où il faut montrer quelque courage et quelque mépris des représailles ou des vengeances possibles, ils (les gouverneurs) sont muets […].’

Par contre, la police ordinaire bénéficie des faibles tensions de la campagne khmère. Beaucoup moins dangereuse, elle débouche sur des opérations fructueuses, la justice étant, comme c’est souvent le cas, un bon moyen de dépouiller les plaideurs et les prévenus, coupables ou non. En effet, bien que juger signifie « s’assembler et nettoyer » (Aymonier, 1900, I, 89), il n’y a pas trace de justice collective et le juge, malgré une procédure tatillonne, est largement souverain. Or, la sanction la plus commune est l’amende : condamner se dit vendre et cela correspond à la réalité. La peine de mort, les peines corporelles, la vente judiciaire du condamné sont largement prévues par les Codes, mais le remplacement par une amende est presque toujours possible. Certaines lois sont pour l’essentiel un tarif détaillé des peines. De plus, le juge est incité à accepter le paiement puisqu’il touche une part (en principe le tiers) des amendes. Mais le « vendre » évoque aussi, avec raison, notre « vénal » : les pots de vin sont pratique courante. Les administrateurs français pouvaient être tentés d’exagérer ce phénomène, mais toutes les sources concordent sur ce point : les Codes, qui ne cessent de prodiguer des conseils d’honnêteté et des menaces de sanction, les contes, qui mettent en évidence la mauvaise foi et la rapacité des juges. La multiplication de ces derniers montre également que l’affaire est juteuse : en principe, le gouverneur doit connaître toutes les affaires, d’où la présence dans son état-major d’un juge. Mais les ministres sont amenés par leur activité à intervenir dans de nombreux conflits (à propos des douanes, des impôts, de la navigation, etc.). Des droits de justice, en apparence de maigre portée, sont donc vendus à des envoyés spéciaux qui voyagent ou s’installent en province, sous-traitant éventuellement une partie de leurs attributions. En 1874 il y a ainsi 14 délégués des ministres dans le petit khêt de Bati (4.400 inscrits). Par ailleurs, tous les dignitaires, et aussi les princes, lorsqu’ils voyagent, « rendent la justice » : en 1877, des ordonnances royales tentent, vainement, d’interdire ces pratiques aux okhnha luong et de les limiter à celles prévues par « l’ancien droit » pour les dignitaires qui ne font pas partie du corps judiciaire 117 .

Cette activité judiciaire fébrile se traduit évidemment par de nombreuses amendes. Or, dans la plupart des cas, celles-ci dépassent les maigres possibilités financières des prévenus ; comme les biens immobiliers, y compris la terre, n’ont que peu ou pas de valeur, c’est la personne qui est « vendue » pour payer l’amende. C’est l’existence de ce dénouement classique qui semble expliquer, pour l’essentiel, la perpétuation de l’esclavage domestique. Mais cette institution a pu s’étendre à partir de là. En particulier, la vente d’une personne constatant son incapacité de payer trouvait une application « naturelle » en matière contractuelle : le créancier avait là un moyen de pression sur son débiteur contraint de se mettre à son service.

Notes
117.

Les mêmes ordonnances prévoient la tenue de registres de jugements, ce qui donne une idée du désordre antérieur.