3.2. L’esclave acheté et l’engagé pour dettes

Les principaux mécanismes d’assujettissement apparaissent dans les Codes, qui contiennent des textes rédigés à des périodes différentes les principales lois datent de 1618 (krâm sauphéa thipdey), 1697 (krâm puok) et de 1853 (krâm teasa kamokar, loi sur les « esclaves »). Cette succession dans le temps ne doit cependant pas faire illusion : les textes souvent embrouillés et incomplets et plusieurs fois compilés ne permettent pas toujours de suivre clairement les transformations. L’importance de la coutume tend à confiner la loi à des problèmes de fonctionnement, alors que les grandes règles et les définitions mêmes des termes ne sont pas données. Les rapports de maître à « esclave » n’apparaissent donc que par une étude du contenu implicite des textes.

Une lettre du roi au Gouverneur de la Cochinchine (AOM Aix 10.224 08.1876) fait sommairement le point de la situation existant au début du Protectorat  118

‘Au sujet des esclaves, il y en a de trois espèces ; les Penongs ou sauvages ; ceux qui sont vendus sans faculté de rachat. Ces deux variétés, d’après les anciennes lois, ne pouvaient se racheter […]. Quant aux esclaves qui servent pour empêcher les intérêts de leur dette de s’accroître, ceux-là peuvent se racheter.’

Le terme général est khnhom il vaut mieux le traduire par le terme descriptif « d’ esclave domestique  »  119 , moins chargé de connotations que le mot « esclave » 120 .

Les pnong sont des aborigènes des montagnes de l’Est, vendus par les leurs ou capturés dans des razzias, dont le mécanisme d’assujettissement ressort à une logique différente (cf. ch. 5). Ceux qui sont vendus « sans faculté de rachat », sont désignés par les termes ayat (à vie) ou dach thlay (non rachetables). Enfin, les « engagés » sont au service de leur créancier et leur travail équivaut au komlang troap (litt. la force des biens, l’intérêt). L’emprunteur peut être lui-même le gage, à moins que ses enfants ou sa femme (si elle y consent) ne se substituent à lui.

Pour mieux saisir les différences entre les diverses catégories d’esclaves domestiques, on peut se référer au droit siamois  121 . Le récit de Bastian (1868, 193) distingue les esclaves achetés « tels les Pnom et autres groupes de la forêt » 122 et les khai fak (débiteurs) ou that khai fak, qui peuvent recouvrer leur liberté. Parmi ceux-ci, l’étude approfondie de R. Lingat permet de distinguer deux sous-groupes : contrairement aux autres, les khat kha ont été achetés définitivement. On retrouve bien la même structure qu’au Cambodge, mais les textes siamois, révisés plus récemment, sont explicites et mettent en évidence le mécanisme économique et juridique sous-jacent. Toute personne qui ne peut satisfaire à ses obligations financières (amendes, indemnités, dettes...), peut faire l’objet d’une vente judiciaire. Or, cette vente est réglementée : le prix d’un homme est déterminé par la loi en fonction de son âge  123 et non par un quelconque mécanisme de « marché ». L’existence de ce prix maximum fixe va déterminer le système des prêts. En effet, dans les droits khmer et siamois, l’intérêt ne peut jamais excéder le capital, et ceci quelle que soit la durée du prêt. Un prêteur, pour être assuré de rentrer dans ses fonds, ne peut donc accepter de prêter qu’une somme inférieure à la moitié du prix (conventionnel) de son gage : s’il a fourni 15 domleng à un homme mûr et que celui-ci, après avoir laissé les intérêts s’élever à la même somme, s’avère incapable de rembourser, la vente judiciaire au prix légal de 30 domleng couvrira exactement la dette (15 domleng de capital et 15 domleng d’intérêt).

Dans ce cas limite, où la dette est égale (ou éventuellement supérieure) au prix légal, le débiteur, vendu pour la totalité de sa valeur, n’est plus rachetable. A dire vrai, il dispose d’un moyen de ne pas arriver à cette extrémité : s’il ne peut payer ce qu’il doit, il pourra suspendre le cours des intérêts en se mettant à la disposition de son créancier. Il est alors « esclave pour dettes », parfois sa vie durant, sans avoir été véritablement acheté. Dans le passé cette possibilité était réglementée : celui qui n’avait pas payé sa dette au bout de sept ans devenait ayat (Codes II, 536). Mais cette disposition est supprimée dès la fin du XVIIe siècle. Le prix légal joue donc un rôle de pivot : tant que le débiteur dispose encore d’une partie, même infime, de son « capital humain » (la valeur légale), il reste « engagé ». Lorsqu’il dépasse la limite, il n’est plus un homme et ne peut se racheter, même s’il a la capacité rembourser intégralement sa dette.

L’usage immodéré de l’amende en matière judiciaire, la possibilité d’engager ou de vendre les individus, sont les fondements de l’esclavage domestique. Mais l’institution se développe aussi d’elle-même par la transmission héréditaire  : les fils de khnhom appartiennent au maître si leurs parents sont ayat ou sont endettés envers lui. Toutefois ce mécanisme ne joue pas librement : le législateur intervient là aussi, réglementant la transmission héréditaire des statuts et empêchant la formation d’un « marché ». Les motifs de cette intervention ne pourront être analysés qu’après un examen complet des mécanismes du pouvoir, mais les conséquences en semblent évidentes : la distinction entre ayat et engagé tend à disparaître, la seconde catégorie l’emportant définitivement sur la première où ne se retrouvent que des étrangers  124 .

Notes
118.

L’original de la lettre manque malheureusement dans le dossier : il aurait été utilisé pour une « Exposition du Cambodge » en juillet 1943. Le manque de perspicacité des observateurs apparaît bien à propos de cette lettre. Alors que le roi distingue soigneusement les neak ngear (traduits par « esclaves héréditaires en tout genre » cf. infra ch. 5), le Résident Philastre, installé depuis peu, accompagne la lettre de ce commentaire, fort peu pertinent, à propos des neak ngear : « le roi les désigne par un terme particulier et essaie de faire une distinction subtile entre cette catégorie et les autres ».

119.

Je réserverai l’appellation « esclave pour dettes », qui fait référence à leur origine, à ceux dont le travail remplace le paiement d’un intérêt.

120.

On peut se demander si la définition générale de « l’esclave » correspond bien à une réalité historique tant l’esclavage, caractérisé par le « bon plaisir » du maître, revêt de formes différentes (cf. par exemple Dockès, 1979).

121.

C’était également l’avis du roi du Cambodge qui parlait de « mêmes coutumes en fait d’esclaves » ; cf. également l’analyse qui suit.

122.

Lingat (1931) les désigne par l’expression « achetés à bord d’une jonque ».

123.

Par exemple un khnhom de 16 à 50 ans vaut 30 domleng, un vieillard de 69 ans 7 domleng, etc. (Codes II, 605, a.45). Le domleng est une unité de compte judiciaire à valeur variable (environ 0,4 $ selon Leclère).

124.

Dont les pnong et peut-être les Vietnamiens, qui sont mentionnés par Moura et dans les notes annexées à la lettre du roi citée ci-dessus.