3.3. Des statuts en voie d’uniformisation

Cette évolution ne manque d’avoir des effets : l’engagé est un homme libre, alors que l’ayat est un bien dont on use à peu près à sa guise, que l’on peut vendre et qui est sous la responsabilité entière du maître. Ainsi, les enfants nés d’engagés voient-ils leur prix fixé en fonction de l’intérêt de la dette de leurs parents, alors que c’est le capital qui joue le rôle de pivot pour les ayat  125 . Le droit du maître serait un droit d’usage dans le premier cas et de propriété dans le second. Les textes confirment la pertinence de cette distinction.

La loi de 1853 énumère une série de taches variées qu’il paraît normal de confier à un engagé (construire ou vider les lieux d’aisance, tenir la boîte à bétel, la mesure de riz, la pipe ou le parasol) et d’autres qui sont illégales : le travail « trop dur » et surtout diverses fonctions cérémonielles. Cette interdiction vise à empêcher le maître de charger son dépendant d’obligations qui sont rituellement dangereuses. Pour certaines d’entre elles, « à faible risque », une rémunération est prévue (1, 400 a.45) ; mais si le khnhom a été emprunté pour cette occasion et qu’il soit mort ou en fuite avant d’avoir pu participer au chong dai  126 ,

‘celui qui l’aura emprunté devra payer sa valeur à son maître, parce qu’il n’a pas fait le châng day pour supprimer les liens funestes (châng ray). (id)’

La loi de 1697, après avoir énuméré quelques interdits du même ordre (veiller les cadavres de l’enfant ou de la femme du maître), ajoute :

‘[le maître] n’en a pas le droit, parce que cet esclave pour dettes n’est pas définitivement vendu, n’est pas dach thlay (non rachetable) et qu’il est considéré comme libre (engagé). (Codes II, 598-599 a.24).’

L’ayat pouvait donc, signe de son « inhumanité », être utilisé pour des taches interdites à l’engagé à cause des risques qu’elles impliquent. Ce n’est cependant pas toujours le cas et la loi de 1693 prévoit la libération automatique de l’ayat à qui, dans une cérémonie funéraire, on confie des tâches habituellement remplies par les jeunes enfants du défunt (II, 566 a.8). Surtout, la loi de 1853 ne reprend pas la distinction entre dach thlay et libre citée ci-dessus, ce qui semble signifier que l’interdiction protège désormais tous les khnhom ou qu’il n’y a plus que des engagés pour dettes. De la même façon, la loi ancienne, en interdisant divers châtiments corporels ou traitements humiliants, ne protégeait que l’engagé (II, 599 a.24). Le texte de 1853 ne se donne même plus la peine de prévoir la sanction (le retrait de l’engagé et une amende), sans doute parce qu’il s’agit là de la peine normale qui frappe le maître (de n’importe quel khnhom qui ne respecte pas la loi.

Cette unification statutaire est aussi importante à cause des multiples contraintes qui pèsent sur les transferts d’engagés, les rendant difficiles et interdisant d’en tirer profit.

Un maître ruiné demande aux parents de son khnhom de rembourser leur dette et essuie un refus. Dans ce cas, la loi interdit cependant au maître d’engager son dépendant :

‘Si celui qui a engagé cet esclave ne veut pas le racheter, son maître ne pourra pas l’engager à un autre parce que cet esclave ne lui appartient pas en toute propriété ; il ne lui a pas été vendu. (I, 404, a.51).  127

L’engagé a le droit de se racheter, droit affirmé par de multiples textes et cela dès 1693 (II, 576 a.26). Or, le texte du XIXe siècle, qui sépare pourtant encore à l’occasion les engagés des « à vie », prévoit plusieurs cas de rachat des khnhom (en général). L’article 19 du Kram Teasa (I, 391) considère implicitement que les parents peuvent procéder au rachat, même si l’accord du maître est exigé :

‘Quelqu’un n’étant pas parent d’un esclave, vient proposer le rachat de cet esclave en prétendant qu’il est son parent ; le maître de l’esclave accepte, bien que l’acheteur n’ait pas apporté l’argent […].’

L’article 24 de la même loi (I, 393) prévoit que l’esclave peut se racheter lui-même ; dans ce cas, le maître peut être puni s’il refuse, car il est soupçonné de vouloir « se faire payer plus qu’il ne lui est dû ». Or, cette disposition s’applique incontestablement à tous les khnhom aussi bien ceux qui ont une dette que ceux qui ont un prix :

‘Si l’esclave, ne voulant pas travailler chez son maître, va travailler ailleurs, s’il rapporte à son maître ce qu’il doit ou sa valeur (souligné par moi M.C.) le maître doit accepter, mais il peut lui compter la valeur de tout le temps qu’il n’a pas travaillé chez lui, conformément à la loi. (I, 388 a.7)’

Si on avait encore quelque doute, l’article 40 du même texte (I, 398) le lèverait, puisqu’il permet même de régulariser l’infraction grave que constitue une évasion :

‘Si donc cet homme, né en esclavage chez son maître, fuit et abandonne le service chez son maître, celui-ci pourra lui réclamer son prix, mais il ne pourra pas exiger le prix des journées non faites, parce que cet esclave a été un bénéfice pour lui.’

La loi semble donc tolérer le rachat des esclaves à vie  128 , et elle favorise ouvertement le rachat des engagés. D’autres textes vont dans ce sens. Dès le départ la réglementation du prêt à intérêt tente d’éviter les fraudes : le créancier ne peut faire renouveler les billets de dettes pour capitaliser l’intérêt (II, 94 a.24). Ensuite, il est interdit au maître de vendre son khnhom à un prix supérieur à celui pour lequel celui-ci est engagé. Même si l’engagé ne donne pas satisfaction et que ses parents (ou son ancien maître) ne veulent pas le racheter,

‘le maître ne pourra que l’engager pour une somme égale à celle pour laquelle il est engagé chez lui. S’il engage cet esclave pour une somme plus forte […], il faudra libérer cet esclave [...] et condamner son maître à payer une double amende. (II, 591 a.10)’

Que le prix des khnhom soit une affaire d’Etat apparaît bien également dans la réglementation tatillonne du prix des enfants nés de parents asservis : la plupart des cas intermédiaires (un parent libre, un parent pnong etc.) sont soigneusement tranchés. En fait, il semble bien que pour le législateur la vente soit un acte exceptionnel si on fixe un prix, c’est surtout pour pouvoir procéder à des partages (entre maîtres, à l’occasion d’une succession, etc.) et aussi pour empêcher que le maître ne profite de la situation, par exemple lorsqu’une mère, qui s’est libérée de sa dette, veut racheter les enfants qu’elle a eus en captivité.

Notes
125.

« Si un époux et une épouse ayant des dettes particulières se vendent au même maître qui est leur créancier et ont des enfants chez lui, ces enfant sont kaun treap ké et appartiennent au maître. Si cet époux et cette épouse ne se sont mis en gage que pour payer les intérêts de la somme qu’ils doivent, le maître n’a droit, sur les enfants qui sont kaun kômlang treap, qu’à une indemnité » (II, 607 a.48). Les premiers sont « enfants du bien », les seconds de la « force du bien », i.e. respectivement, le principal et l’intérêt.

126.

Partie très importante de la cérémonie où tous les participants lient des fils de coton aux poignets des époux en leur faisant des souhaits de bonheur. Après l’abolition de l’esclavage pour dettes, des enfants, présumés « innocents », remplaceront les khnhom et recevront les rémunérations rituelles (Leclère 1916, 547).

127.

Loi de 1853 ; un texte plus ancien (III, 591 a.10, cité infra) prévoit cette possibilité, mais en réglemente les conditions.

128.

A contrario, cf. la lettre du roi citée ; mais ce texte bref ne pouvait entrer dans les détails.