3.4. Maître et esclave

Il reste à savoir si toutes ces potentialités de rachat peuvent vraiment se concrétiser. Il semble difficile que l’engagé parvienne seul à rassembler la somme qu’il doit : Leclère (1890, 202) cite le cas d’un khnhom qui se livre à une activité artisanale et qui est contraint de donner tout le produit obtenu à son maître,

‘parce que l’esclave appartient tout entier à son maître, sa femme, ses enfants, ses dents, ses cheveux, tout enfin […]’

Leclêre rapporte ici le témoignage du gouverneur de Kampot, dont il est difficile de contester l’authenticité ; on peut observer cependant qu’il s’agit sans doute d’un abus que la loi récente (1853) se propose de réprimer :

‘L’esclave qui a gagné quelque chose hors de la maison de son maître, devra tout remettre à son maître, mais celui-ci devra toujours lui rendre une partie de ce que son esclave lui a ainsi rapporté […] s’il rembourse son maître avec l’argent ainsi économisé, son maître ne pourra refuser le remboursement ni exiger plus que cet esclave lui devait en sus du prix auquel il l’a acheté. (I, 388, a.7).’

S’il est vrai aussi que les biens de l’engagé restent sa propriété et seront donnés à ses héritiers en cas de décès, il n’en reste pas moins que le rachat suppose dans la plupart des cas un appui extérieur, le plus souvent familial.

Sinon, il ne reste plus à l’esclave qu’à espérer l’affranchissement. Celui-ci peut être le fait du maître, qui espère en retirer un attachement durable de l’affranchi, ou qui cherche à accumuler les « mérites » : il autorise alors son esclave à entrer en religion, ce qui équivaut à un affranchissement de fait (Codes I, 390, a.16). Certains services, comme le remplacement du maître à l’armée, valent également la liberté (I, 392, a.21). Mais les Codes font aussi de l’affranchissement une sanction destinée à punir le maître abusif (cf. infra tâches rituelles interdites, manque de respect, séduction, etc.). La principale difficulté pour le khnhom était la nécessité de se racheter avant d’intenter une action contre son maître. La loi de 1853, en supprimant de fait cette disposition (I, 393, a.25), manifeste une orientation beaucoup plus libérale.

Cette obligation de rachat préalable ne peut d’ailleurs être considérée comme un moyen d’empêcher toute action judiciaire venant du khnhom : l’esclave domestique est incapable juridiquemen t et on ne peut le juger, sauf cas graves (piraterie, vol, meurtre, I, 39. a.20) sans avoir prévenu son maître (I, 391 a.10). Celui-ci doit l’assister, en particulier lors d’actions contre un autre maître (I, 393 a.26). La contrepartie de cette incapacité est une atténuation de la responsabilité le khnhom est toujours un assisté et d’autres personnes peuvent avoir à répondre de ses actes. Dans les deux lois du XVIIe siècle, si l’esclave a été engagé par des tiers, ceux-ci devaient le remplacer en cas de fuite et payer une indemnité pour chaque jour d’absence (II, 608 a.50 ; 486 a.l0 ; 495 a.30). Ces obligations sont encore plus nombreuses s’il s’agit d’un engagement temporaire : remplacement en cas de décès, indemnités en cas de maladie ou de couches  129 . Divers articles considèrent d’ailleurs l’esclave un peu comme un enfant. C’est évident dans le cas d’un emprunt d’esclave où il s’agit de sauvegarder, au-delà des droits du khnhom les droits de son maître. Le législateur prévoit nombre d’obligations pour l’emprunteur :

‘Quiconque emploie un esclave d’autrui pour une affaire ou un travail quelconque, doit le surveiller comme son enfant. S’il boit de l’alcool et s’enivre, s’il va et vient à des heures indues, sans tenir compte des usages du pays, il doit l’avertir, et, s’il ne tient pas compte de ses avertissements, il doit le ramener à son maître[…] (II, 425 a.25).’

Plus généralement, le maître doit prendre garde a ne porter aucun préjudice à autrui du fait du comportement de son khnhom.

‘S’il est prouvé devant les juges qu’un esclave a eu des relations avec la femme d’un homme libre (prâpon nêakh chéa) cet esclave sera pris à son maître qui n’a pas su l’éduquer (souligné par moi M.C.) et sera donné comme esclave au maître outragé. (II, 521 a.39).  130

De la même façon, le maître d’un esclave homme qui en refuse le rachat demandé par un autre maître pour permettre un mariage doit dédommager ce dernier de la perte de son esclave femme si le couple s’enfuit (I, 396 a.34).

Le législateur est aussi sensible au fait qu’il est difficile à l’esclave, surtout « à vie », de refuser d’obéir et qu’il y a donc lieu de rechercher si le méfait qui est attribué au khnhom ne devrait pas l’être au maître :

‘Si un esclave définitif se livre à la piraterie ou (probablement « et » M.C.) si son maître l’a envoyé pour frapper ou tuer quelqu’un, ou pour voler ou pirater, l’esclave ne sera pas puni, mais son maître sera puni [...] (II, 608 a51).’

Dans cet esprit, le législateur réprime les abus que peut commettre le maître, notamment lorsqu’il a des relations sexuelles avec ses esclaves, en prévoyant une réduction du prix des ayat et la libération pure et simple des engagés en cas de viol  131 (I, 249 a.38, 331 a.4 et a.5, etc.). S’il commet l’adultère avec une femme engagée, il doit la libérer, et payer une amende au mari (II, 529 a.56, I, 331 a.4). Le khnhom ne peut même pas valablement exercer une autorité sur les membres de la famille du maître et n’est pas responsable si des vols sont commis de leur fait dans la maison confiée à sa garde (I, 389 a.10).

Au total, même si cela n’est souvent que suggéré par les textes, la responsabilité du maître ou du khnhom lui-même tend à se substituer à celle de ceux qui l’ont engagé. C’est surtout le cas lorsque l’esclave s’enfuit : le maître doit assumer tous les frais de poursuite (I, 393 a.28 ; 387 a.3-4) quitte à les imputer au fugitif, ce qui est le plus souvent symbolique (I, 388 a.6). Dans certains cas, le maître est traité d’une façon telle par la loi, qu’elle semble s’opposer à ce qu’il envoie son khnhom loin de la maison : un esclave chargé par son maître de faire du commerce est saisi et vendu par les juges à son insu ; bien que cette procédure soit illégale (cf. supra l’incapacité du khnhom), le maître devra racheter son esclave (I, 391 a.20).

Au XIXe siècle, il semble bien que la différenciation entre ayat et engagé ne soit plus que symbolique. Leclère souligne l’identité de leurs conditions, mais au-delà, il y a sans doute une tendance à la convergence des statuts, seule la différence de prix justifiant un écart. On ne peut s’empêcher de rapprocher ce mouvement du fait que la catégorie des esclaves « sauvages » (cf. infra ch. 5) n’apparaît que dans les textes tardifs. Le fait que leur prix soit justement le double de celui des khnhom d’origine cambodgienne suggère qu’ils ont en fait remplacé les ayat, transformation que le roi, au vu des textes, ne fait rien pour enrayer.

Cette étude reste fort abstraite, mais la documentation ne permet pas de faire mieux. La loi khmère, qui détaille jusqu’au dernier degré certains cas particuliers, tarife les peines les plus insignifiantes, répugne à pénétrer tout ce qui ressemble à une relation interpersonnelle ; or, l’engagement, qui ne va pas sans accord (même forcé) entre les parties, est considéré comme tel. Quant aux observateurs coloniaux, ils se divisent sur la question de « l’esclavage ». Certains d’entre eux trouvent que le Protectorat est trop timoré en matière de réformes politiques et sociales : ils prennent argument de l’existence de « l’esclavage », mais souvent mal informés, se gardent d’entrer dans les détails. En face de ces critiques, on trouve surtout les administrateurs locaux, qui sentent qu’ils ont à faire à un ressort social qu’on ne peut manipuler sans précautions. Sur le fond de la polémique, ils ont conscience d’être sur un terrain glissant : lorsque le journal satirique « La Lanterne » (11.01. 1880) publie un article sur l’esclavage au Cambodge, le Gouverneur Le Myre de Villers, qui a préalablement consulté Aymonier sur la question, écrit au ministère des colonies

‘L’article publié par le journal La Lanterne […] est d’autant plus dangereux que les faits relevés sont en partie exacts. (AOM Paris A 30 (28) c.14).’

Ainsi placés le dos au mur, les administrateurs se contentent de souligner l’ignorance de leurs adversaires ils dévoilent certains principes, mais parlent peu des pratiques, se contentant d’affirmer que la condition des esclaves domestiques est meilleure que celle des libres. La question de l’esclavage domestique n’admet donc pas de réponse sans nuances. Pourtant, on peut avancer que cette institution ne joue pas un rôle décisif de fondement de la société du XIXe siècle. Le khnhom a un rôle productif faible et n’est jamais violemment contraint au travail. Par ailleurs, l’Etat se préoccupe fort de réglementer l’institution esclavagiste dans un sens restrictif : la loi édicte le principe décisif selon lequel l’engagé reste un homme libre, que sa condition de khnhom n’est que provisoire. Cette nuance est d’importance, qui affirme la prééminence du statut de sujet (du roi) sur celui d’objet (du maître) . L’intérêt de l’Etat l’emporte sur celui du maître, ce qui est banal, mais aussi sur celui des maîtres  : la sanction des abus est souvent l’affranchissement ou l’accroissement des possibilités de rachat, c’est-à-dire la sortie de l’institution. On ne peut comprendre mieux le fonctionnement de l’esclavage domestique et son rôle social sans considérer le khnhom dans sa double relation au maître et à l’Etat et pour cela explorer les déterminants de l’intervention de celui-ci (cf. ch. 9).

Notes
129.

L’article 38 du « kram teasa » (1853 ; I, 398) prévoit implicitement cette obligation en en dispensant les proches parents.

130.

Cf. aussi I, 336 a.20.

131.

Si l’esclave est vierge, elle peut être libérée même si elle a consenti.