4.1. L’usurier

Si le bilan global de la riziculture est équilibré « en moyenne », le paysan est à la merci de multiples aléas. Il peut tant bien que mal compenser une mauvaise récolte de riz, à la condition qu’il n’ait pas la malchance, cette année-là, d’être mobilisé par la corvée... Mais ses dépenses sont aussi parfois très irrégulières : le maintien de sa place au sein de la société le contraint à organiser des fêtes et à sacrifier à des rites pour lesquels il a besoin de mobiliser des sommes qui peuvent être importantes.

Dans un certain nombre de cas, il fait appel à la solidarité de la famille ou des amis proches (mit somlanh) qui ne réclament pas d’intérêt. Il peut aussi organiser une tontine : il forme un groupe dans lequel les membres empruntent chacun à leur tour la totalité des apports des autres. Le premier emprunteur a l’avantage de bénéficier d’un prêt immédiat ; les suivants ont à leur disposition une somme plus importante, puisque grossie des intérêts (modérés). Ces procédés sont cependant très souvent insuffisants, notamment dans le cas d’une mauvaise récolte : tous les villageois souhaitent emprunter et très peu sont capables faire les avances.

Il faut alors s’adresser aux seules personnes ayant des disponibilités, les dignitaires et les commerçants, mais les taux d’intérêt sont usuraires. A défaut d’avoir des informations directes sur les taux effectivement pratiqués au XIXe siècle, on peut se référer aux Codes. L’article 16 de la loi sur les dettes (I, 469) prévoit pour les prêts en nature un taux de 50 % l’an,

l’intérêt ne pouvant, suivant la règle habituelle, excéder le capital. Divers éléments permettent de penser que ce taux est souvent dépassé. La protection légale du débiteur est mal assurée, car la preuve matérielle de la dette n’existe pas ; cela est tout à l’avantage du créancier, souvent fortuné et/ou agent du roi, qui est beaucoup mieux placé en cas de recours à la justice. Les taux très élevés semblent une constante au Cambodge : vers 1960, ils dépassent 10 % par mois. Dans certains cas, ils peuvent être supérieurs : un paysan dont le paddy lourd a été détruit par la sécheresse du mois d’août et qui doit recommencer ses semis devra rembourser six mois plus tard deux thang pour un emprunté.

Au XIXe siècle, la situation n’était sans doute pas meilleure. Il existe un taux légal prévu par une loi de 1853 (Codes I, 458-476) estimé en monnaie de compte, il est de 1 hvong par mois pour un domloeng prâsath, ce qui équivaut (à intérêts simples) à 37,5 % pour un an.

Ce taux est rigoureusement identique au taux fictif que l’on peut calculer à partir du prix de la journée d’un khnhom, soit un hvong par jour, ce qui correspond bien à l’intérêt d’une somme de 30 domloeng, qui est le prix (maximum) d’un khnhom. Les taux pratiqués sont plus élevés et les allusions des auteurs (à 100 % l’an) semblent confirmées par un exemple. Le Protectorat ayant décidé d’abolir l’esclavage, un maître envisage de remplacer son engagé par un boy qui lui coûtera 50 $ par an, mais « qui rendra plus de services » (Delaire, 1899, 450). La valeur du travail de l’engagé est donc du même ordre ; or, on sait qu’elle équivaut à l’intérêt de la dette, qui dans ce cas est de 40 $. Le taux d’intérêt fictif est donc de l’ordre de 100 %. En pratique, la situation est souvent beaucoup plus embrouillée et insaisissable : il ne peut y avoir un taux d’intérêt, puisqu’il n’y a pas de marché. Tout engagement est un contrat particulier et le principe d’équivalence entre le travail et l’intérêt est lui-même fort lâche : il est valable quel que soit le capital dû et aussi, selon un lettré cité par Leclère « quel que soit ce travail et quelle que soit sa valeur » (1894, b, 505).

Le risque de devenir esclave domestique n’est donc pas négligeable pour celui qui a dû emprunter et il n’a d’autre ressource que d’accroître ses revenus en produisant davantage, à condition de pouvoir vendre ses surplus. Pour ce faire, il ne peut éviter de recourir aux services des intermédiaires que sont les transporteurs/commerçants.