4.2. Le transporteur

Le paysan, pourvu qu’il dispose d’une charrette et d’un attelage, peut effectuer lui-même des transports à faible distance. Mais les marchés sont trop éloignés et le réseau fluvial appartient aux transporteurs qui sont en même temps des commerçants spéculateurs.

Les transports terrestres sont conditionnés par les conditions climatiques et topographiques et sont difficiles pendant les quatre mois de l’inondation. Les aménagements sont coûteux, aussi il n’existe que peu de routes de liaison à grande distance. Vers 1860, la plus importante est celle de Oudong à Kampot. Elle a été construite pour un motif politico-économique : le Mékong qui est la voie naturelle d’exportation des produits du Cambodge, passe au Vietnam. Il ne semble pas qu’il y ait de blocus sur le commerce en général, mais le roi Ang Duong veut

disposer, même en cas de crise, d’un chemin libre vers la mer pour exporter certains produits légers et précieux (cardamome, bois d’aigle...). Edifiée grâce aux corvées en 1851, cette route est complétée l’année suivante par une chaussée joignant Oudong à Kompong Luong (son port, sur le Tonlé Sap), elle-même prolongée jusqu’à Phnom Penh en 1857 (Moura 1883, II, 128). Bien que non revêtues, ces chaussées impressionnent favorablement les voyageurs et Mouhot (1872, 273) allant de Kampot à Oudong note « la route était presque partout unie et belle [...] c’est comme une magnifique et immense avenue ». Tous les 12 milles, distance qui correspond a une journée de marche ou de charrette, il y a un abri pour les voyageurs et un point d’eau. L’intervention française en Cochinchine et la garantie de l’accès à la mer par le Mékong vont limiter l’importance de cette route qui supportait un courant commercial actif grâce à des « caravanes d’éléphants et de charrettes à bœufs » (Boumais et Paulus, 1885, 498), qui trafiquaient avec les 6 ou 7 navires continuellement en charge dans la rade de Kampot (Mouhot, 1872, 268).

Les autres « grandes voies » sont moins bien équipées et entretenues. Aymonier (1876, 42) note l’existence d’une route,

‘dans un état relativement passable [... ] de Phnom Penh à Battambang par Poursat ; son tracé est a peu près continu, elle traverse des terrains sableux peu inondés.  132

L’état convenable de cette route atteste qu’elle était utilisée, bien qu’elle fût parallèle à la voie naturelle qu’est le Grand Lac. Les seules autres voies mentionnées par Aymonier et Moura sont dans Kampot (vers Kompong Som) et surtout dans Kompons Svay où,

‘plusieurs routes suivent les anciennes et belles chaussées élevées lors de la grande époque [angkorienne]. (Aymonier 1876, 42)’

Mais les paysans n’ont guère l’occasion de suivre ces grands axes : ils vont moins loin et n’apprécient guère les routes qui ne passent pas dans les villages où ils rencontrent amis et parents et trouvent asile. Or ce réseau « secondaire » est franchement méprisé par les auteurs ; il faut suivre leurs mésaventures de voyages et leurs récriminations pour en deviner la présence. Il s’agit « d’ornières tracées de village à village par les roues des charrettes à boeufs, traversant à gué les fondrières » (id)  133 . On trouve, recopiée à de multiples exemplaires, et accompagnée de considérations apitoyées sur la déchéance du Cambodgien, l’anecdote de la piste qui contourne un tronc d’arbre abattu. Toutes ces descriptions peu flatteuses ne sont sans doute pas inexactes, même si elles traduisent plus les réactions du voyageur fatigué que les réalités du moment. Ces mauvais chemins ont un rôle important : ils sont les complémentaires dans le temps et l’espace des transports par eau. Ils conduisent aux kompong, les lieux d’embarquement et quand ils suivent les prêk ont un usage alternatif :

‘De février à juin, la plupart de ces communications sont à sec et deviennent des routes, portant ainsi tour à tour la charrette et la jonque de l’indigène. (Aymonier 1875, 6)’

On peut évidemment s’interroger sur le fait qu’ aucun des utilisateurs du réseau terrestre n’ait cherché a l’améliorer. Or, un examen, même rapide, montre que chacun peut se contenter de la situation existante.

Le pouvoir et ses agents y ont peu d’intérêt : les dignitaires préfèrent voyager en pirogue. Quand ils doivent aller par terre, ils utilisent des éléphants qui, s’ils ont une faible capacité de portage, peuvent se passer de pistes. Par ailleurs, l’entretien des routes est coûteux : les riverains de la route Oudong/Kampot y consacraient leurs corvées. En 1930 on estime à 400 $ par kilomètre et par an la charge d’une route (pourtant empierrée), ce qui représente mille journées de travail (G. Maspero, 1930, II, 237). Enfin, on ne peut négliger le fait que le roi craint les invasions et que les mauvaises communications constituent une forme de protection. Cela expliquerait par exemple que la liaison Oudong/Kompong Luong ne préoccupe que fort tardivement Ang Duong, qui voyait dans le Tonlé Sap le chemin naturel d’une invasion vietnamienne ou siamoise.

Les paysans ne sont pas davantage motivés : l’accessibilité facile de son village par les autorités ou l’extérieur en général est plutôt une source d’inquiétude. Bien sûr il souhaite pouvoir accéder facilement à ses rizières ou au village voisin, mais il se contente pour cela d’une piste médiocre. C’est que sa charrette à boeufs est remarquablement conçue : les boeufs, placés devant les roues (indépendantes), évitent les plus gros obstacles ; pour le reste, la charrette est inversable, solide, élastique, peu coûteuse, confectionnée rapidement et facile à réparer (G. Groslier 1921). Son défaut principal est d’être lente, ce qui ne préoccupe guère le paysan : il voyage pendant la période libre assez longue qui succède à la récolte (cf. supra) et ne songe guère à brûler les étapes. Par ailleurs, une route solide devrait être revêtue. Or dans ce cas, le paysan ne pourrait plus l’utiliser sans ferrer les boeufs et les roues des charrettes, ce qui n’est pas indispensable par ailleurs en raison de la mollesse du sol. Le Protectorat, qui mesurera volontiers son action en kilomètres de routes empierrées, puis asphaltées, ne se préoccupera guère d’un refus pourtant évident : en 1900, la route de Takéo à Kampot ayant été empierrée sur 9 kms, un rapport constate  134 que « les charrettes évitent avec soin les quatre mètres empierrées du centre, suivent les talus »  135 .

Les commerçants seraient sûrement intéressés par de bonnes routes, mais ils ne sont pas prêts a en faire les frais, d’autant que les coûts d’exploitation seraient trop élevés. Les transports par terre sont donc chers. En 1900, 33 picul de riz vendus 67 $ à Kampot en valent 80 à Kompong Trach qui se trouve à une trentaine de kilomètres à l’Est (ANC 7.694) le transport et les marges s’élèveraient à 1,3 $ par picul pour 100 kms. En 1910 dans Kompong Cham (Baudoin 1910, 287), le paddy est amené au Mékong par des charrettes de 200 et 400 kgs et le prix est de 1 $ par journée, soit par picul et pour 100 kms, environ 0,75 à 1 $ selon la qualité des chemins. On peut encore citer l’exemple des voyageurs, qui comme Pavie revenant du Siam, font démonter et porter leurs charrettes pour franchir les Dangrek afin de gagner plusieurs jours de voyage (AOM Aix 22.202, 1904). Les commerçants préfèrent donc laisser les chemins aux paysans et se contenter du réseau fluvial qui correspond mieux a l’échelle de leurs activités. En effet, le Cambodge bénéficie sur la partie la plus peuplée de son territoire d’un réseau hydraulique remarquable : le Mékong et son « affluent », le Tonlé Sap, dessinent un vaste « K » dans la plaine cambodgienne. Le Tonlé Sap relie le Mékong au Grand-Lac du même nom, inversant son cours selon le niveau de la crue du fleuve  136 . Le Mékong (tonle thom ; litt. fleuve grand) se divise en deux bras appelés « fleuve antérieur » ou « bras de Mytho » et « fleuve postérieur », « bras de Chaudoc » ou plus communément Bassac. Ces bras se rejoignent au lieu dit chadomukh (litt. les quatre faces), appelé souvent les « quatre bras », sur la rive ouest duquel est édifiée la ville de Phnom Penh.

Aux hautes eaux, ce réseau accepte des navires ayant 3 mètres de tirant d’eau jusqu’au Nord-Ouest du Grand-Lac (près de Battambang) et jusqu’à Koh Sautin ou Krauchmar sur le fleuve antérieur. Au-delà ne circulent que de grandes pirogues pouvant contenir 5 tonnes de marchandises, qui remontent jusqu’à Kratié, Sambor, s’arrêtant au pied des rapides de Khône. Ce sont moins les hauts-fonds qui gênent la navigation, surtout des embarcations locales, que la rapidité du courant. Plutôt que de remonter le Mékong, les « sampans » utilisent le Tonlé Sap et le prêk Muk Kompul pour aller jusqu’à Koh Sautin  137 . Les chaloupes à vapeur de la marine française, même avec l’aide de leur voilure, peinent considérablement. Au-delà de Kratié, les pirogues utilisent les retours de courant vers l’amont qui se produisent le long des berges, mais la navigation est très difficile :

‘[…] curieuse navigation que nous faisons en ce moment, il s’agit de remonter le cours du fleuve, cours irrégulier par excellence. Tantôt nous voyons nos hommes peiner en poussant l’embarcation avec une perche en bambou, tantôt, lorsque le courant est trop rapide, ils se mettent à l’eau et poussent la pirogue à bras. (Barthélémy 1899, 111)’

Aux basses eaux, le Bassac n’est plus accessible qu’aux bateaux calant 1,50 m et les passes de Snoc Trou, au Sud-Est du Grand Lac sont difficilement praticables, même pour les « sampans » que l’on doit tirer dans la vase. Des difficultés peuvent surgir pendant les très basses eaux (un mois environ) pour rentrer dans le port de Phnom-Penh. En 1890, une barre isole le Mékong et le Tonlé Sap avec seulement deux mètres de fond  138 .

Le réseau fluvial secondaire est encore davantage saisonnier. Il se compose des stung (affluents), des beng (étangs de l’arrière-berge) et des prêk (saignées dans les berges cf. infra ch. 4). Seuls les premiers sont utilisables en toutes saisons pour le moyen de transport très courant qu’est la pirogue. Par contre, aux hautes eaux et, selon les cas, entre 3 et 8 mois par an, tout le réseau est accessible aux plus grosses « jonques » : les centres provinciaux qui ne sont pas sur le Mékong (Battambang, Mongkolborey, Siemréap et Pursat) sont tous situés sur leurs rives. Le Stung Sen, qui est profond de 6 m aux hautes eaux, dessert Kompong Thom et peut être remonté au-delà puisqu’il porte pendant 4 mois la production de fer des tribus Kouy qui sont beaucoup plus au nord. Kompong Chhnang, bien relié au Tonlé Sap, est un centre actif et Takéo est proche de Kompong Voul où passe une rivière qui rejoint le Bassac. Enfin, toute la région de Prey Veng- Svay Rieng est drainée par le Tonlé Tauch et les deux Vaïco.

Dans ce contexte, on n’est pas surpris de l’existence d’une population flottante (au sens propre) nombreuse, d’autant qu’il y a également des pêcheurs : selon Mouhot il y aurait ainsi 20.000 personnes vivant sur des barques à Phnom Penh. Kompong Chhnang est pour l’essentiel un village flottant. Plus généralement, tous les kompong (ports) sont des petits villages commerçants vers lesquels les charrettes des paysans transportent le paddy qu’ils ont vendu sur pied ou après la récolte. L’irrégularité du régime des eaux contraint au stockage : les poissons pêchés dans le Grand Lac et le paddy de Battambang attendent la montée des eaux en août pour descendre le fleuve. Il en est de même des paddys de Prey Veng, qui ne peuvent emprunter le Tonlé Tauch en saison sèche. Les commerçants remplissent donc diverses fonctions ; contrôlant l’accès aux marchés (surtout Saïgon), ils imposent souvent des tarifs de « transport » élevés. Il est évidement impossible d’en donner une idée très précise, tant pour des motifs pratiques que méthodologiques : la notion de coût est imprécise et embryonnaire. A peu près insaisissable pour le transport par charrette, le prix de revient n’est pas isolable lorsque le commerçant inclut dans sa recette des services, des intérêts et des profits plus ou moins spéculatifs. En outre, la notion de moyenne a peu de signification lorsque les conditions naturelles sont aussi diverses. On ne peut donc qu’évaluer de façon grossière l’effet du passage dans le réseau commercial de marchandises dont les prix sont eux-mêmes incertains.

Sur le grand fleuve, jusque vers Krauchmar, ou sur le Tonlé Sap, jusqu’à Kompong Chhnang, les prix sont bas : vers 1910, pour un picul (60 kgs) et 100 kms, le tarif est d’environ 0,1 $ sur le parcours Phnom Penh-Saigon, tombant même à 0,07 $ de Kompong Cham à Cholon par jonques chinoises. Pour du paddyvalant à peu près 2 $ le picul, le coût du transport jusqu’au lieu de traitement, d’embarquement et de fixation des cours représente ainsi de 10 à 20 % du prix de vente.

Les tarifs augmentent considérablement et laissent la plus large part à la spéculation lorsqu’on sort du circuit des chaloupes ou des jonques et de la navigation facile. L’évaluation présentée ici repose sur des indications données par Leclère, alors Résident provincial de Kratié (ANC 9.889 ; 1891) et concernent des grandes pirogues de 83 piculs (50 qx) dont la capacité est trois fois supérieure à celle des pirogues ordinaires. Leclère évalue le prix global de l’opération du commerçant qui affrête une pirogue, en tenant compte de la durée du retour et du temps nécessaire à la vente de la marchandise. Les prix sont sensiblement plus faibles lorsqu’il y a la possibilité d’avoir un frêt de retour (Phnom Penh - Kratié). Le tableau suivant résume les tarifs pour 100 kms et un picul de marchandise.

Tableau 13 - Coût des transports sur le Mékong en amont de Phnom-Penh
Tableau 13 - Coût des transports sur le Mékong en amont de Phnom-Penh

Les tarifs sont très variables selon les sections du parcours et sont en gros proportionnés aux difficultés. Par exemple, au-delà de Kratié on trouve des rapides de plus en plus nombreux et difficiles à franchir jusqu’au point culminant : pour aller à Bassac (Sud Laos actuel), il faut décharger les pirogues et les porter ainsi que toute la marchandise sur plusieurs kilomètres.

Les commerçants, qui prennent les risques du voyage, essayent évidemment de profiter des conditions du marché local pour accroître leurs marges. On peut donner l’exemple du sel et du riz, marchandises de première nécessité, rares sur le haut fleuve.

Sel

- prix d’achat en gros à Kratié (par picul) : 0,6 $

- frais de transport : 0,73 $

- prix de vente en gros à Stung Treng : 1,25 à 1,5 $

- marge nette moyenne par pirogue Kratié - Stung Treng : 3 $

- marge nette sur Stung Treng - Khône : 17 $

Ces sommes représentent un excédent net car Leclère a déjà rémunéré à 0,5 $/jour le travail de l’armateur. Elles peuvent être accrues si ce dernier prend le temps de faire de la vente au détail.

Riz

Le riz acheté 2,1 $ à Kratié est revendu 4,05 $ à Stung Treng, 5 $ à Khong et 7,5 $ à Bassac. Compte tenu de l’intervention de la douane siamoise, qui prélève de 0,25 à 0,5 $ à Stung Treng, le bénéfice net par pirogue est de 25 $ sur Kratié - Stung Treng et à nouveau de 17 $ sur Stung Treng-Khône. On peut penser que ces profits sont des maxima, car il y a pénurie de riz a ce moment. En revanche, il est plus que probable que le bas prix du sel à Stung Treng tient à un phénomène transitoire de surstockage. D’ailleurs, le même rapport signale une élévation de son prix jusqu’à 2 $ en octobre (le paddyvarie seulement de 2,1 à 2,5 $ à Kratié).

Les prix du transport pour Saïgon sont notablement inférieurs (0,07 sur Kompong Cham/Saïgon), mais le paysan, même s’il transporte lui-même son paddy jusqu’au lieu d’embarquement, risque fort de payer de gros frais supplémentaires c’est que les commerçants, presque tous chinois, forment un groupe organisé et centralisé (cf. ch. 9), face auquel le pouvoir de négociation du paysan est faible. Son arme ultime, le retrait des échanges, s’avère inutilisable car il est pris dans le réseau des prêts usuraires.

Notes
132.

Pavie (1901) montre qu’il y a trois voies, haute, moyenne et basse.

133.

« Point de ponts naturellement, mais c’est un préjugé de croire qu’il faut des ponts pour passer les rivières », Boulangier (1887, 27)

134.

ANC 7.669. Ce dossier contient de nombreuses indications sur l’état des communications vers 1900.

135.

On pouvait voir, dans les années 1970 encore, les pistes des charrettes longeant les routes.

136.

Le Tonle Sap recommence à couler vers le sud-est (Phnom-Penh) au début de la décrue en novembre. L’inversion du courant est célébrée par la « Fête des Eaux ».

137.

« A L’époque des haute eaux une forte jonque peut se rendre à travers ces plaines [Muk Kompul] jusqu’à l’arroyo de Péam Chilang » (AOM Aix 11.962 ; 1880). Les « sampans » sont d’assez petite dimension (7 à 8 m de long, 2 m large) ; les « jonques » ventrues sont deux à trois fois plus grandes.

138.

La plupart des renseignements sont tirés de Duvivier (1958), Morizon (1931) et de divers récits ou rapports de l’époque.