4.3. Le commerçant

La capacité des riziculteurs à rembourser des emprunts est faible. Toutes les tentatives faites pour fournir des prêts à des taux raisonnables se sont soldées par des échecs. Les caisses de crédit agricole dans les années 1930, l’office royal de coopération (OROC) dans les années 1960, n’ont pas seulement souffert de mauvaise gestion : ils n’ont pu contrôler la distribution du crédit par les moyens considérés comme habituels, et cela bien que les gages fonciers et les hypothèques aient commencé à avoir une certaine signification. L’alternative, bien observée en Cochinchine (Buu Loc, 1941), est simple : si la caisse de crédit ne demande pas assez de garanties, elle fait faillite ; si elle est « normalement » exigeante, elle ne trouve plus comme emprunteurs que les usuriers... Le crédit finit par arriver entre les mains des paysans, mais à un coût extrêmement élevé.

On peut évidement se demander comment un paysan, incapable de rembourser le seul principal, peut payer des intérêts usuraires. C’est là le secret du système complexe de relations entre le commerçant/prêteur et le paysan, système coercitif où le prêt est toujours exactement adapté aux possibilités de paiement du débiteur. Le commerçant commence par consentir des avances, en nature ou en argent, gagées sur la production future. Aussitôt après la récolte, le créancier exige le remboursement. Par ailleurs, il connaît parfaitement tous les habitants, surtout si, comme c’est souvent le cas, il a épousé une femme khmère et réside au village. Au moment même où on le rembourse, il peut déterminer un plafond des prêts pour l’année suivante il sait combien son débiteur a récolté de paddy, il a tous les éléments de son train de vie et peut même apprécier divers facteurs qualitatifs tout aussi importants la capacité de travail, les solidarités villageoises, etc. Ainsi placé dans une situation d’acheteur privilégié, il maîtrise largement les prix. A. Forest (1978), a reconstitué l’évolution des prix du paddy et du riz dans les Résidences de Kampot et Kandal vers 1900.

Tableau 14 - Prix du paddy à Kampot et Kandal ($ par picul)
Tableau 14 - Prix du paddy à Kampot et Kandal ($ par picul)

Au vu de ces chiffres, l’auteur conclut (p. 274) :

‘On s’aperçoit qu’il n’y a pas de corrélation directe (positive M.C.) entre les prix des deux produits ; il semble même que le riz soit vendu le plus cher là où le paddy est acheté le moins cher, comme si jouait à fond l’emprise des marchands sur l’économie rizicole là où ils sont le mieux implantés (Kampot dans l’exemple ci-dessus), ayant main-mise sur les récoltes et achetant le paddy à bas prix, créant des pénuries et réinjectant le riz blanc à prix fort.’

Cette conclusion est un peu hâtive, tant parce que le nombre d’observations est trop faible que parce que la signification des prix utilisés n’est pas claire à cette époque : le riz vient de Saigon, car il n’y a pas de décortiquerie au Cambodge, et son coût très élevé le met hors de portée du paysan ; de ce fait, il n’est donc pas surprenant que le lien entre prix du paddy et du riz soit assez distendu. Pourtant, cet exemple, s’il n’est pas convaincant à lui seul, confirme bien le mécanisme, souvent mis en évidence de façon purement qualitative, de l’achat forcé , qui permet notamment au commerçant de s’adjuger le paddy au cours très bas qui accompagne la fin de la récolte, quitte à le revendre 7 ou 8 mois plus tard aux prix, très élevés, de la période de soudure.

Les auteurs attribuent en général le succès du commerçant chinois à « l’imprévoyance » et à la « naïveté » du paysan khmer ; il est certain que celui-ci n’a rien à voir avec les paysans décrits par Zola dans « La Terre », âpres au gain et d’un égoïsme forcené. Mais il est moins dupe que victime : une fois pris dans l’engrenage, il lui est à peu près impossible de s’en dégager, d’autant que le commerçant sait se montrer conciliant et n’hésite pas à rendre service. L’ouverture de crédit est instantanée et d’une simplicité extrême, comme les reports éventuels d’échéances. Le créancier accepte le remboursement en travail : dans l’enquête citée par Thomas (1978 ; 157-164 cf. ch. 2), il fait ainsi construire sa maison par ses débiteurs, mais il est possible qu’il demande aussi des services domestiques ou des transports. A l’occasion, il sait aussi se montrer généreux, vis-à-vis de la collectivité surtout, dont il dote le monastère bouddhique. L’obligation de vente apparaît d’autant moins contraignante qu’il n’y a pas de concurrence, car le commerçant chinois n’est pas un entrepreneur individuel, mais le dernier maillon d’une organisation corporative. Celle-ci l’assiste, le forme, lui fournit les fonds initiaux, mais exige en retour le respect de certaines règles de non concurrence : dans l’enquête citée, le commerçant se voit affecter à un village sans pouvoir exercer un choix. Enserré dans un réseau complexe de contraintes, dont aucune en particulier ne semble pesante, le paysan est en outre incapable de savoir combien lui coûte son créancier/fournisseur. Comment pourrait-il s’y retrouver lorsque sont confondus des remboursements du principal d’un prêt, des intérêts, des profits commerciaux, des frais de transport, le tout comptabilisé en plusieurs unités dont les rapports ne sont pas toujours clairement établis : travail, monnaie, paddy ou produits divers  139 .

Le gain le plus évident est le faible risque qu’il a d’être poursuivi devant la justice ; les commerçants, qui ont souvent peu de capitaux propres, se gardent bien de faire exécuter leurs débiteurs : une récolte achetée d’avance avec une marge confortable est un bénéfice plus sûr que le produit tout à fait hypothétique de l’assignation judiciaire d’un emprunteur absolument insolvable.

Notes
139.

Sans parler des fraudes sur les volumes, poids et mesures dont il est souvent victime.