1.3. Le présent : l’uniformité

Au XIXe siècle, les différences d’origine ou statutaires ne semblent plus significatives. Les catégories intermédiaires sont des affranchis (bamroh). Quant aux autres, on ne peut les distinguer de façon pertinente que par le mode de prélèvement du surtravail en produit ou directement en travail.

Les tributaires en nature sont installés dans des régions excentriques et fournissent du cardamome, de la cire, du salpêtre... Les tributaires en travail doivent en principe 6 mois de service au roi, pendant lesquels ils sont nourris par les magasins royaux. Mis à la disposition des services (krom), ils assurent de multiples fonctions domestiques ou de prestige (garde, porte-parasol, cuisinier, etc.). Certains sont des artisans fabriquant des boulets de canon ou les épingles en bambous qui servent à rassembler les documents juridiques (Leclère 1894 a, 101-102).

Le roi exige donc en principe beaucoup des « esclaves », ce qui suppose la mise en place d’un système coercitif efficace. On peut en particulier s’interroger sur le fait que les prisonniers de guerre ne retournent pas massivement dans leur pays d’origine.

Divers éléments sont susceptibles d’expliquer cette situation. D’une part, les captifs, installés sur le territoire du vainqueur, sont traités correctement, dotés de terres et de moyens d’existence. D’autre part, il y a une complicité de fait entre les autorités des deux pays, qui se manifeste par l’inexistence attestée des échanges de prisonniers : les campagnes militaires fort incertaines de l’époque fournissent ainsi les deux rois en dépendants. Surtout, et de façon plus précise, on retiendra le témoignage recueilli par Pavie dans un village de captifs cambodgiens au Siam (1898, XXI) :

‘Enlevés à nos champs sous prétexte de guerre, nous avons tout perdu par l’abandon forcé, par le pillage : récoltes, éléphants, chevaux, boeufs, tous nos biens. Entraînés jusqu’ici, marchant de longues semaines, le jour, la nuit, sous les coups, sans riz, nous avons laissé la plupart de nos vieux, presque tous nos enfants, mourants ou morts dans les sentiers des bois […]. Parqués dans des marais nous les avons transformés en ces rizières fertiles qui sont à d’autres maîtres. Nous savons par ceux de nous qui peuvent de loin en loin s’enfuir, que nos anciens champs du Cambodge sont exploités par de nouveaux villages.’

On voit que les captifs sont faiblement incités au retour : sans moyens de production, sans famille pour les soutenir et sans terres, ils sont contraints de repartir de rien s’ils rentrent au Cambodge. Au contraire, au Siam, ils ont une nouvelle résidence, aménagée et conquise à force de travail sur la nature.

Le mécanisme économique par lequel le roi exploite les neak ngear ne peut être valablement étudié que pour ceux qui ont une activité productive dont on peut apprécier les résultats. Le système apparaît alors doué d’une certaine efficacité, s’avérant capable de se reproduire avec un minimum d’intervention lorsqu’il est mis en place.

Le roi souhaite obtenir un certain nombre de produits, soit qu’il en ait un usage immédiat (éléphants, salpêtre...), soit qu’il veuille les exporter (cardamome, cire...). Dans le contexte technique et économique de l’époque, ces produits sont tous fournis par des moyens « primitifs » chasse ou cueillette. Les hommes libres se livrent à ces activités et, à cette occasion, payent des taxes en nature. Mais les libres ont une occupation principale, la riziculture, et ne s’adonnent à d’autres qu’à titre complémentaire, c’est-à-dire à petite échelle et occasionnellement. De ce fait les quantités que le roi peut imposer sont faibles et le rendement de l’impôt dérisoire en raison de la dispersion des producteurs et des possibilités de dissimulation dont ils disposent.

Au contraire, l’organisation des « esclaves » paraît beaucoup plus efficace. Les tribus qui résident dans la partie montagneuse de la résidence de Pursat ou dans le nord de Kompong Thom, connues sous le nom de Pear (Sâmré) et Kouy, sont contrôlées. Tous ceux qui habitent à portée du gong de l’envoyé royal sont considérés comme des pol (« esclaves ») (Dufossé, 1934). Ils sont soumis à un régime similaire à celui des autres neak ngear, prisonniers de guerre ou divers. Rassemblés en villages, surveillés par des chefs, ils doivent un tribut fixé par homme valide, ce qui suppose un contrôle effectif de la population. Dans le cas des Pear, le pouvoir semble même être intervenu dans le procès de travail pour améliorer les conditions de la culture et l’étendre (M.A. Martin 1973, 443). Dans tous les cas, le type de production est imposé, soit directement, soit par le biais du tribut, fixé en nature et non rachetable. Vers 1880, un tribut sur les bougies est supprimé,

‘et l’exploitation du châmbâk, qui n’avait jamais donné lieu à aucune transaction commerciale, prit fin en même temps.  143

De plus, le roi installe les villages sur les lieux de production. Ceux-ci, souvent excentrés et isolés, sont peu propices à la culture du paddy. Les villageois se trouvent ainsi redevables au roi de l’alimentation qui leur manque et d’autant plus contraints de produire selon ses volontés. Le bon fonctionnement de l’ensemble exige que l’échange passe obligatoirement par le roi. De fait, celui-ci cherche à se présenter comme le seul intermédiaire possible entre des parias, vivant des régions hostiles, et la population libre qui cultive le riz. Les forêts recèlent des génies mystérieux. A ce propos Moura relève avec pertinence (AOM Aix 10.127 ; 04-1869) que :

‘les rois du Cambodge ont dû faire leur possible pour entretenir le peuple dans ces terreurs afin de mettre les cardamomes à l’abri des envieux.’

De leur côté, les montagnards ne s’aventurent que rarement dans la plaine : ils risqueraient fort d’être saisis et réduits à l’état d’esclaves de particuliers s’ils sortent de leur village où ils sont protégés par le roi.

En effet, les tribus de montagnards, lorsqu’elles sont mal contrôlées par le roi, sont considérées comme le réservoir d’esclaves domestiques (à vie) des riches Cambodgiens. Selon l’expression de Leclère, « un sauvage est un esclave non capturé » (1890, 223). Or, la plupart des peuplades vivant à l’est et au nord-est sont dans ce cas. Au mieux (pour le roi), elles paient un tribut fixé globalement. Selon Moura (1883, I, 420), les villages pnong tributaires doivent au roi4.000 kgs de laque tous les trois ans et une quantité un peu moindre de cire.

Le roi est évidemment fort tenté de préférer à ce revenu modeste (quelques milliers de piastres), les ressources qu’il peut tirer du contrôle de la traite. Celle-ci s’alimente dans les guerres incessantes que se font les tribus. C’est ce qui ressort des relations faites respectivement par Aymonier (1874, 373-376) et par Moura (1883, I, 419) :

‘Le pardon leur [les sauvages] est absolument inconnu. Les haines de famille à famille, de village à village, de tribu à tribu, ne finissent que par l’extinction totale de l’un des partis. Il y a là évidemment une des principales causes d’alimentation de la traite. ’ ‘Les tribus de races différentes se font la guerre entre elles en vue de se procurer des prisonniers, pour les vendre ensuite comme esclaves aux étrangers.’

Les peuplades de la rive Est du haut Mékong sont les plus touchées, à tel point que leur nom, pnong est devenu, chez les Cambodgiens,

‘un terme générique servant fréquemment à désigner les races sauvages, les peuplades à esclaves. (Aymonier, 1900, I, 27)  144

Mais le flux « spontané » ne devait pas suffire et des razzias sont organisées, surtout au Laos au-delà de Stung Treng. Le rituel préalable est solennel : les participants absorbent diverses potions, immolent des boeufs et des buffles. La troupe s’empare d’un village et emmène en captivité les femmes et les enfants. L’affaire est lucrative. Les prix, variables selon les lieux et les moyens d’échange, sont élevés : un garçon est payé sur place cinq à six buffles ou l’équivalent de trois barres d’argent en étoffes, sel, verroteries, etc. (40 à 45 $ dans les deux cas). Sur le grand fleuve, le même garçon vaudra quatre à cinq barres (60-75 $), et une jeune fille environ 15 $ de plus.

Le coquet bénéfice des intermédiaires est une proie tentante pour le roi et on comprend qu’il ne cherche guère à interdire le trafic. Vers 1898, le Père Lazard donne quelques indications sur ce point dans son journal (Rollin 1968,III, 71-72) :

‘Les Malais surtout étaient grands trafiquants d’esclaves. Chaque année, ils partaient en cachette avec des sommes d’argent et allaient sur les frontières du Nord du Cambodge acheter des esclaves, pris et vendus par les chefs de ces nombreuses tribus sauvages et indépendantes. J’ai connu tout particulièrement l’Oknha Ek, sur-nommé le Roi des Phnoms, qui versait chaque année au Trésor du Roi un tribut de 15 à 20.000 francs, pour avoir le droit et le monopole de faire la traite et organiser des razzias sur toutes les populations sauvages derrière Kratié. (Rollin II, 71-72).’

En dehors de ces contrats particuliers, les montagnards ne rapportent au roi que des sommes faibles. Dix mille piastres environ pour les pnong, 20.000 pour les tributaires. La médiocrité de ce second résultat tient plus aux fraudes et au faible nombre d’assujettis, qu’au mécanisme assez efficace d’extraction du surplus. Le roi fournit en effet à chaque producteur 300 kgs de riz (Leclère 1894, 105), valant en principe 5 à 6 $, mais en pratique beaucoup moins, car il s’agit du produit de l’impôt fourni et transporté par les libres. En « échange », il reçoit des produits de forte valeur sous un faible volume chaque pol du cardamome doit 18 livres cambodgiennes de graines préparées qui valent environ 20 $. La taxe nette serait donc d’une quinzaine de piastres par inscrit. Les producteurs de cire ou de fer sont moins taxés ils ne reçoivent sans doute pas de riz puisqu’ils ne doivent que 6 kgs de cire (valant 5 $) ou 15 kgs de fer (4 $).

Dans tous les cas, le roi ne perçoit plus, au XIXe siècle, la totalité de la production. En effet, 20.000 piastres de cardamomes sont taxés a la douane et il ne peut s’agir de la part du roi. D’ailleurs, le produit moyen par tête est de 15 kgs et le roi en reçoit théoriquement 11 kgs et en pratique au maximum 7 ou 8. Le reste, du fait du relâchement des contrôles à la production, fait l’objet d’un trafic lucratif  145 .

Quant aux neak ngear qui servent au palais, on ne peut faire qu’une estimation indirecte de leur travail. En 1902, lorsqu’ils sont libérés, le roi reçoit une compensation sous forme d’une rente annuelle de 12.500 piastres.

Notes
143.

Ce cas est rapporté par le B.E.I. (1903, 192), qui parle « d’impôt en nature ». L’attitude du habitants qui abandonnent cette activité pourtant désormais détaxée (pour produire des torches en résine plus faciles à fabriquer), montre qu’il s’agit bien d’un tribut.

144.

C’est dans ce sens que le mot est utilisé ici.

145.

La plupart des éléments utilisés ici sont tirés de Rousseau (1904, 173-195). A la suite de la libération des pol (arrêté du G.G., 17.01.1897), ce Résident met en place une procédure de vente par adjudication de la production de cardamome. Plusieurs fois améliorée, cette procédure se heurte sans cesse à un cartel des acheteurs. Vers 1930 encore, Morizon (1936, 90) relève que malgré la réalisation d’une vente simultanée à Pursat et à Phnom Penh, « il n’est pas rare pourtant qu’une entente tacite des commerçants chinois, généralement les seuls adjudicataires, entrave la bonne marche des opérations. »