1.4. Un mécanisme économique devenu désuet

Visiblement, au XIXe siècle, l’esclavage public est décadent . La façon même dont fonctionne le système permet de comprendre l’essentiel de sa dégradation.

La source principale de l’esclavage public était évidemment l’asservissement des populations étrangères. La vitalité du système dépendait donc fortement d’une supériorité militaire, puis d’une capacité administrative à contraindre et organiser la main d’oeuvre captive. Or, sur ces deux points, la royauté khmère s’avère inefficace.

Après la chute d’Angkor, en dehors d’une brève période de puissance au XVIe siècle, la royauté khmère n’arrive jamais à franchir ses frontières et à remporter des succès militaires. La population captive entre alors dans une phase de stagnation démographique, car ses possibilités de croit naturel sont faibles : installés dans des sites malsains, les captifs paient un lourd tribut au paludisme ; un certain nombre d’entre eux s’enfuient  146 . Les Codes se préoccupent d’ailleurs fort de compenser cette disparition de main d’oeuvre. Ainsi, on ne se contente pas d’assujettir les condamnés à des peines graves, on applique la même sanction à tous les « complices » et aux serviteurs, même s’ils n’ont pas participé au crime. Or, la loi entend la notion de complicité de façon très extensive, jusqu’au septième degré de parenté. Tout au plus, les proches qui parviennent convaincre de leur innocence bénéficient-ils d’une mesure de « clémence » : ils sont vendus comme esclaves domestiques (à vie) au profit du trésor royal. Les Codes rapportent un jugement dans lequel les biens d’un dignitaire ont été confisqués : les khnhom du coupable, ainsi que la femme libre de l’un d’entre eux et ses cinq enfants deviennent « esclaves du roi » (I, 134).

Le législateur ne va pas jusqu’à autoriser le mariage entre neak ngear et femmes libres  147  :

‘Une femme libre qui prend pour époux un esclave, fût-il esclave du roi, commet une faute grave. (I, 305 a.25  148

On punit les époux et on essaie de les séparer, mais l’empêchement n’est pas dirimant : l’article 8 de la même loi (I, 332) prévoit le mariage d’un pol avec une femme libre  149 et se préoccupe du partage des petits-enfants. Dans le cas où le fils de la première union aurait, lui aussi, épousé une libre, deux enfants seront pour le père et un pour la mère donc libre. La « loi sur les biens » semble même, d’une certaine façon, favoriser les pol par rapport aux hommes libres. Dans le cas d’unions de fait, tacitement admises par les parents, alors que les seconds doivent, pour valider l’union, travailler et construire une maison (I, 268 a.ll), les premiers sont dispensés de cette formalité s’ils ont eu un enfant : si une fille libre et un « pol kômlas »

‘ont eu un enfant, soit garçon soit fille, issu de leur union, cet enfant doit être considéré comme khant sla [issu d’une union régulière] peu importe qu’ils aient ou non fait une maison et travaillé pour gagner leur vie. (I, 268 a.12) 150

La régularisation de l’union n’est pas sans rapport avec le partage des enfants dont le roi est bénéficiaire  151 .

Les Codes se préoccupent aussi d’éviter que l’Etat ne perde ses neak ngear : ceux-ci voient leurs peines d’amende transformées en peines corporelles et seuls leurs biens peuvent être saisis (I, 11 a.92 ; 111 a.87 110 a.86). Au pire, le pol peut être un esclave domestique « à mi-temps », travaillant pour un particulier en dehors de son temps de service auprès du roi.

Tous ces procédés ne sont sans doute que des pis-aller et le nombre des neak ngear tend à diminuer, la mauvaise administration du pays ne permettant guère de saisir ceux qui, par exemple, se mettent au service d’un grand dignitaire. Surtout, le système de surexploitation est désorganisé. Le roi se trouve empêché fréquemment par les invasions étrangères de prélever le surplus en riz nécessaire pour fournir ses dépendants. Il ne peut guère faire autrement que de leur laisser le soin de subsister par eux-mêmes, quitte à réduire en conséquence leurs obligations de service. Les conséquences à terme de ce relâchement sont importantes : la stagnation démographique et la déspécialisation de fait des neak ngear diminuent leur rôle économique. Leur condition se rapproche de celle des hommes libres et leur dispersion sur les terres royales au sein de la campagne khmère ruine le fondement spatial de leur différenciation statutaire : certains pol sont assez aisés pour avoir des khnhom i.e. des serviteurs considérés comme libres ! (II, 43 a.5). En rompant le circuit d’échange riz/produits chers ou services, le roi renonce à une forme d’assujettissement étroite proche de l’esclavage pour une forme intermédiaire de servage : le neak ngeardispose d’une partie de son temps, même s’il doit en consacrer l’essentiel à trouver de quoi se nourrir. Par ces concessions, le roi a freiné un processus de dégradation qui tendait à être cumulatif, mais il a singulièrement diminué l’intérêt de l’esclavage public : les neak ngear ne sont plus corvéables à merci. Ainsi leur levée doit être organisée en rotation alors même qu’ils ne doivent plus que trois mois de corvée à l’Etat (c’est-à-dire la même durée théorique que les libres).

La « rentabilité » de l’esclavage productif baisse, le rendant vulnérable à la concurrence d’autres formes de mise en valeur et notamment à celle de la location aux immigrants. Les besoins en neak ngear du roi sont alors beaucoup plus faibles, ce qui apparaît dans la loi comme dans la réalité : un article (Codes I, 443) de 1876 concernant le partage des enfants les accorde à la mère (le plus souvent libre). Dès 1850, le roi Ang Duong avait interdit que les neak ngear, libérés de fait pendant l’occupation vietnamienne, ne soient de nouveau assujettis (Codes II, 614). Enfin, la plupart des auteurs et notamment Leclère (1894, 103) considèrent que les esclaves n’effectuent qu’une part de leur service légal.

On peut se demander dans ce cas pourquoi le roi résiste jusqu’en 1902 à la suppression de ses privilèges sur les « esclaves » de service. Ils sont sans doute encore environ 5.000 à cette époque. Les 12.500 piastres qu’on lui accorde ne représentent que la rémunération annuelle de 250 boys. Si on pouvait se fier au calcul d’équivalence, il faudrait en conclure que chaque pol servait environ 20 jours par an ! En conservant des « esclaves », le roi cherche donc sans doute moins à faire des économies qu’à se pourvoir en domesticité. Il est en effet en général difficile, même pour le roi, les princes ou les dignitaires, de trouver de la main-d’oeuvre disposée à se louer. En 1884, peu après la signature de la convention qui prévoit d’affranchir les « esclaves », le Résident supérieur prétend que les mandarins sont favorables à cette mesure pour les neak ngear, mais aussi qu’ils croient

‘que le roi serait très gêné […] car il n’y aurait plus aucun gardien d’éléphant dans le royaume. (AOM Aix 10.213 ; 07-1884)’

Certes, cet exemple est extrême : les candidats au poste de cornac ne devaient pas être légion, puisqu’ils devaient servir à plein temps et bien souvent à vie  152 , mais le problème était réel. D’ailleurs le Protectorat était conscient de cette difficulté à se procurer de la main-d’oeuvre ; en 1892 (O.R. du 19-12), il décide la libération de certains pol et pol komla affectés à des tâches d’administration ou au service des dignitaires. Pour indemniser ceux-ci,

‘En retour, on leur a remis un certain nombre de cartes en blanc avec lesquelles ils peuvent exempter un certain nombre d’hommes libres et leur réclamer en retour certains services destinés à remplacer les corvées que faisaient autrefois les pols. (Leclère 1894, 104)’

On voit que le Protectorat n’a pas donné une compensation financière, mais qu’il a cherché à établir un système qui, s’il était moins contraignant (surtout moins choquant) que l’ancien, laissait persister des relations « privilégiées » d’ailleurs considérées comme souhaitables :

‘Certains gouverneurs ont obéi â l’esprit qui avait dicté l’ordonnance royale nouvelle et se sont ainsi constitué une clientèle de gens dévoués à leur personne, d’autres ont vendu les cartes et encaissé le produit de cette vente. (id)’

Si ce motif économique de perdurance de l’« esclavage » public ne peut être négligé, il ne convient pas de le surévaluer. L’existence des esclaves est aussi un élément important du pouvoir idéologique du roi. Un cortège de corvéables, qui associe trop le luxe du pouvoir à son origine coercitive, n’a pas le même éclat qu’un cortège d’esclaves, qui est associé aux mérites particuliers de la royauté. On peut esquisser une comparaison avec ces monuments ou grands travaux qui semblent appartenir au souverain, alors qu’ils sont le produit de la coopération simple des sujet. La possibilité de réduire des hommes à l’état d’esclaves est comme un de la puissance magique du roi, alors qu’il s’agit de la domination, organisée par le roi à son profit, de la société khmère sur une minorité rejetée à sa marge  153 . Le même cadre fonctionne, de façon moins fantasmatique, dans les relations avec les étrangers.

Notes
146.

D’autres sont frauduleusement pris par les dignitaires (Codes II, 280).

147.

A contrario Aymonier (1900, 101) considère que la loi « ne réprouve nullement ces unions ».

148.

Aucun terme ne peut amalgamer les « esclaves » de particulier (khnhom) et les « esclaves d’Etat » (neak ngear, pol) ; la traduction est donc incertaine, à moins qu’il ne s’agisse d’une imprécision de style : dans ce cas, « voire (même) » remplacerait avantageusement « fût-il », qui implique une inclusion.

149.

« Si un pol épouse une femme libre... ». Le cas inverse homme libre /femme esclave d’Etat n’est pas prévu. Impossibilité de fait due à un fort taux de masculinité ou privilège habituel accordé au mâle ?

150.

L’interprétation des deux textes sur les libres (a.11) et les pol (a.12), qui se suivent et se répondent dans la forme, est délicate. La validité de l’union peut être le résultat de la naissance d’un enfant ou du travail du mari (qui construit la maison, etc.). C’est la symétrie des textes, suggérant qu’une naissance ne suffisait pas à valider le mariage de deux libres qui fonde l’interprétation retenue ici.

151.

Les règles de partage ne sont pas homogènes dans les divers textes. On peut se référer à I, 332 a.8 ou a I, 443 a résumé infra.

152.

On évaluait (grossièrement) l’âge d’un éléphant par le nombre de ses cornacs.

153.

Les neak ngear étaient une dizaine de milliers d’actifs (7.000 corvéables et 2 à 3.000 tributaires). La population totale des ethnies montagnardes n’excédait pas 40.000 personnes, sur le territoire de 1863, à la fin du XIXe siècle.