2.2. Les coolies : une main-d’oeuvre salariée non libre

Les plantations chinoises sont travaillées par une main-d’oeuvre salariée. Il s’agit pour l’essentiel de migrants temporaires qui, pour des raisons économiques et politiques, ne peuvent s’installer comme producteurs indépendants. En effet, l’investissement nécessaire à la mise en culture est élevé : en 1907, Blanc l’estime à 6.600 $ engagés sur 4 ans, pour un hectare. Ce n’est qu’à la cinquième année qu’on obtient une demi-récolte et à la sixième que l’exploitation est rentable. Compte-tenu des taux d’intérét pratiqués, un immigrant disposant de la somme non négligeable de 1.000 $ doit rembourser environ 9.000 $  154 .

L’accession à la propriété d’une poivrière n’est cependant pas impossible : contrairement aux autres biens fonciers, une poivrièrepeut servir de gage dès qu’elle est en rapport. Un immigrant qui commence par établir une toute petite exploitation pourra emprunter davantage en la mettant en gage au bout de 4 ou 5 ans. Mais cette procédure, décrite par Blanc vers 1900, fait intervenir des banquiers français et n’existe sans doute pas au XIXe siècle où les réseaux de prêts ne sont pas organisés de la même façon.

Quoi qu’il en soit, la plus grosse part de la production est le fait de plantations moyennes utilisant à longueur d’année des coolies salariés. La culture n’a pas alors une extension considérable, 180 tonnes en 1880, mais on peut penser qu’il s’agit là d’une période de crise puisque Pavie (1880, 383) l’estime à 350-500 tonnes « une vingtaine d’années auparavant ». D’ailleurs, malgré les dégâts occasionnés par l’insurrection de 1885-1886, la production s’élève à 360 tonnes en 1889. Le poivre valant de 6 à 10 $ le picu1, le chiffre d’affaires varie de 40 à 80.000 piastres par an. Le roi ne néglige pas cette source de revenu et les taxes sont élevées  155 , ce qui contribue encore à freiner les velléités d’indépendance de certains ouvriers agricoles : la taxe de 4 taël (150 g) par double pied correspond à une proportion de la récolte variant de un septième à un treizième. Or, la rentabilité de l’exploitation n’est pas toujours assurée, sauf si des privilèges douaniers permettent de compenser les coûts élevés dûs à un mode de culture totalement artificiel. Le boom du poivre après 1892, puis les fluctuations considérables des surfaces mises en culture par la suite, sont imputables pour l’essentiel aux modifications de la législation douanière. Ces changements, provoqués par les manoeuvres des commerçants soutenus par le « lobby indochinois » et la Banque de l’Indochine, profitent bien davantage aux spéculateurs qu’aux producteurs dont le potentiel de production rigide ne peut s’adapter aux changements incohérents des quotas d’importation en France.

D’une façon générale, la culture nécessite donc une certaine surface financière. Or, les planteurs, peu soucieux de subir la concurrence de petits exploitants familiaux, s’efforcent de contrôler leur main-d’oeuvre et bénéficient pour cela des prérogatives que le roi accorde aux « chefs » de l’ethnie, chargés d’assurer la police économique et la taxation (cf. infra Ch. 9). En 1936, le rapport Guernut (AOM Paris Guernut B.a) décrit un système qui fonctionnait sans doute bien antérieurement : les ouvriers des poivrières

‘ne peuvent débarquer que s’ils sont embauchés par un planteur et contre versement au jonquier [...] de 50 piastres [...]. Le planteur dispose alors d’un véritable engagé pour dettes [...].’

Isolés et désargentés, les migrants, recrutés délibérément dans des milieux très pauvres en Chine, sont tenus dans un état de dépendance, même si leurs salaires ne sont pas misérables. Ils ne parviennent qu’exceptionnellement à se fixer sur place, à la différence des Chinois qui peuvent s’installer sur les berges des fleuves.

Notes
154.

Le taux d’intérêt retenu par Blanc est de l’ordre de 20 % l’an.

155.

Même si le rendement total de l’impôt reste faible, 5 à 10.000 piastres par an entre 1875 et 1884. Mais le roi prétend parfois jouer le rôle d’intermédiaire à la vente : cf. ses démêlés avec Le Faucheur agissant en qualité de représentant de Denis Frères (Denis 1965, 244-267).