3.2. Un ample mouvement d’assimilation à la campagne khmère

Cette tendance a des conséquences sociales importantes, puisque la plupart des agriculteurs des berges sont des Chinois. L’étude démographique détaillée, reposant sur la comparaison des chiffres de 1873 et de 1921, montre qu’en l’espace d’une cinquantaine d’années les descendants des immigrants se sont fondus dans la population khmère.

Ce mouvement n’est pas facile à apprécier : la définition la plus propre à rendre compte des effets économiques, politiques et sociaux de l’existence d’une minorité fait appel à la notion d’ethnie, qui met au premier plan les facteurs culturels, religieux et organisationnels. Reposant sur de multiples critères, laissant une grande latitude à l’interprétation subjective, cette définition est difficile à mettre en oeuvre dans un comptage ou un recensement, surtout au Cambodge. J. Delvert (1961, 522) pourra ainsi écrire que le seul moyen de distinguer un Chinois « resté Chinois » d’un Cambodgien est que le premier est enterré et le second incinéré. Ce critère n’est utilisable que pour des études de cohortes qui, malheureusement, n’ont jamais été entreprises pour améliorer la compréhension des chiffres du recensement.

Quoi qu’il en soit, les recenseurs coloniaux ou royaux n’utilisent pas un concept d’ethnie clairement précisé, mais une définition variable des « races ». Au début de la colonisation, le travail de classement reste facile : on considère qu’un Chinois est assimilé à la population khmère s’il a abandonné son costume traditionnel et fait couper sa natte. Or, ce critère est pertinent, car, à l’époque, ces gestes symboliques sont considérés comme très graves et signifient une rupture effective avec la communauté d’origine. Les colonisateurs vont fausser l’observation en utilisant les différences ethniques à des fins politiques ou fiscales. Ainsi, pour empiéter sur le terrain de l’administration khmère, le Gouvernement Général de l’Indochine va soustraire les Vietnamiens, puis les Chinois, à la justice locale pour les soumettre à des tribunaux mixtes ou purement français, Par ailleurs, les commerçants, souvent Chinois, vont être divisés en catégories selon l’importance de leur activité et payer des impôts plus élevés. Au total, le changement de nationalité devient un élément important du point de vue stratégique pour les familles chinoises et l’emporte souvent sur les considérations de respectabilité sociale qui prévalaient encore au XIXe siècle.

Les administrateurs français ont conscience de ces difficultés et ils vont essayer de saisir dans le recensement de 1921 une catégorie intermédiaire, celle des « Sino-Cambodgiens » ou Sino-Khmers. Ceux-ci ne se distinguant plus nettement par des signes socialement significatifs (costume, habitat, etc.) il faut les identifier à partir de conventions (cas des enfants issus de mariages mixtes) ou de schémas d’anthropologie physique subjective : forme des yeux et de la bouche, couleur de la peau, carrure, etc. Or, dans ce domaine, l’étude d’Olivier (1956) confirme l’ancienneté d’un métissage de la population cambodgienne, déjà très apparent sur des documents photographiques bien antérieurs. Les agents recenseurs avaient donc la lourde charge de trancher, sans critères bien définis. Toute interprétation des résultats du recensement de 1921 doit tenir compte de ce contexte.

Compte-tenu de ces difficultés, il peut sembler vain de présenter une étude détaillée du peuplement : ce serait négliger le fait que des chiffres dont le niveau absolu n’a qu’une médiocre signification (comme ceux du comptage de 1873), peuvent être homogènes et se prêter à des comparaisons  161 . Le document déjà cité de Moura (AOM Aix 11.917, 1873), qui est très détaillé (répartition des ethnies dans les 56 khêt), semble bien avoir ces qualités (en dehors de la répartition, d’ailleurs sommaire, par âge). La principale difficulté provient de la date, présumée en 1873, qui pourrait être bien antérieure. Cette incertitude a peu d’importance pour les populations chinoises et khmères ; par contre, les chiffres concernant les Vietnamiens, immigrants récents, sont très sous-évalués (640 « inscrits », non compris le village chrétien de Phnom Penh). L’étude détaillée faite ici ne retient donc que les Khmers et les Chinois de tous âges.

Le recensement de 1921 fournit un élément de comparaison intéressant. Effectué de façon sérieuse, il fournissait des données détaillées par khand, mais celles-ci sont introuvables. Elles existent après cette date (Henry 1932, B.A.C. 1922), mais de nombreux changements de limites ont eu lieu entre temps et les khand nouveaux ne correspondent plus aux khêt anciens. On a résolu le problème ici en agrégeant les données des khêt au sein des ensembles plus importants que sont les Résidences existant en 1921 (cf. Tableau 17). Cette procédure a en outre l’avantage de diminuer les écarts dus à des changements de limites. Compte-tenu des indications fournies ci-dessus sur le recensement des Chinois, les Chinois et Sino-khmers ont été additionnés. L’examen des chiffres détaillés montre des contradictions qui ne peuvent s’expliquer que par des choix – en partie arbitraires – faits par les agents recenseurs : dans la province de Kandal, les enfants issus de mariages mixtes ont visiblement été considérés comme Sino-Cambodgiens. Les 2.809 Sino-khmers mâles de plus de 20 ans se voient ainsi attribuer 4.875 femmes du même âge et 10.640 enfants, alors que les Chinois, qui sont 1.746, n’ont que 498 femmes et 1.063 enfants. Enfin, pour obtenir une certaine homogénéité, n’ont été retenus que les hommes de plus de 20 ans, catégorie qui correspond à peu près aux « inscrits » du XIXe siècle. La ville de Phnom Penh, pour laquelle aucune donnée précise n’est disponible en 1873, est exclue.

Au niveau de l’ensemble, la stabilité de la répartition du peuplement saute aux yeux. C’est la « croissance sur place » qu’avait évoquée Delvert. Les deux seules exceptions notables sont Kampot et SvayRieng or, ces deux Résidences reçoivent pendant toute la période un nombre assez important d’immigrants, Chinois en Kampot et Khmers (venant de Cochinchine) en Svay-Rieng qui devient une importante région rizicole.

Si, au-delà de ces généralités, on tente de mettre en évidence le phénomène de croissance au sein de chacune des ethnies, la réprésentation devient plus nuancée et apporte des éléments nouveaux importants.

Tableau 16 - Regroupement des
Tableau 16 - Regroupement des khêt /1873 dans les « Résidences » [1921] (Du Tableau 17 au Tableau 20)
Tableau 17 - Khmers et Chinois, Evolution du peuplement des Résidences (1921). Cambodge [1863] moins Phnom-Penh.
Tableau 18 - Khmers et Chinois. Evolution du peuplement des Résidences (1921).
Tableau 18 - Khmers et Chinois. Evolution du peuplement des Résidences (1921). Cambodge [1863] moins Phnom Penh.
Tableau 19- Le peuplement chinois. Répartition et importance relative Cambodge (1861) sans Phnom Penh 1873 et 1921
Tableau 20 - Croissance comparée 1873 – 1921 selon les Résidences du peuplement Khmer et Chinois (1) Cambodge [1863]
Tableau 21 - Analyse qualitative du Tableau 20

Le Tableau 19 (colonnes 3 et 4) montre que la population chinoise a cru moins vite que la population khmère, puisqu’elle ne représente plus que 7,7 % de l’ensemble Khmers + Chinois en 1921, contre 12,5 % en 1873. Plus encore, dans certaines Résidences, les Chinois semblent avoir disparu : alors que 55,8 % de l’ethnie résidait dans Kompong Cham et Takéo, il n’y en a plus que 29,6 % en 1921. Corrélativement, leur importance locale diminue considérablement : ils représentaient le 1/5 de la population de ces Résidences en 1873, le 1/15 environ en 1921. Pour tenter de comprendre le phénomène, le Tableau 20 fournit une vision d’ensemble en estimant le dynamisme démographique régional par le taux de croissance annuel moyen apparent. La signification du niveau absolu de ce taux est faible pour les raisons évoquées ci-dessus : il est en moyenne de 2,6 % par an, alors qu’il ne semble pas qu’on puisse retenir un taux supérieur à 1 %. Par contre, on peut utiliser les écarts relatifs. On constate que, si on excepte toujours Kampot et Svay-Rieng, une estimation rétrospective du peuplement des Résidences, faite en utilisant le taux de croissance pondéré moyen (2,54 %), on trouve des chiffres s’écartant de moins de 5 % (en valeur absolue et en moyenne) de ceux du comptage de 1873. Plus encore, la plupart de ces écarts s’expliquent largement par les différences évidentes des conditions économiques et sociales. Le Tableau 21, en croisant les trois caractères croissance du nombre de Khmers, Chinois et de l’ensemble réalise une partition en 4 sous-ensembles significativement différents.

Pour interpréter ce mouvement, il faut le mettre en relation avec la géographie des activités chinoises. On se référerera au tableau de 1873, qui fournit les effectifs à un niveau régional fin (le khêt), et dont l’exposé précédent souligne la bonne fiabilité. On retiendra comme hypothèse que l’importance de la population chinoise par rapport à la population totale rend compte des choix effectués par les membres de cette minorité (Tableau 22). Le pourcentage d’inscrits chinois varie de 0 à 50 % et la moyenne est de l’ordre de 12 %. Tous les khêt dont la proportion est notablement supérieure à ce chiffre (plus de 16 %) sont des régions où l’activité principale est la culture des poivrières ou la polyculture des berges du Mékong. Cette liaison entre une ethnie et des agricultures particulières est sans doute encore plus nette : dans les khêt composés exclusivement d’îles ou de berges, la présence chinoise est encore plus forte, 50 % des inscrits en Koh Sautin et 40% en Koh Thom.

Au total, près de la moitié de la population chinoise (49,7 %) est regroupée dans douze khêt, où elle constitue plus du quart (27 %) de la population totale. Dans 37 autres khêt  164 où il est peu probable que la minorité chinoise puisse s’adonner largement à l’agriculture, elle ne représente plus que 6,3 % des inscrits.

Tableau 22 - Localisations prédominantes de l’ethnie chinoise en 1873. Cambodge (1863) sans Phnom Penh.
Tableau 23 - Répartition des
Tableau 23 - Répartition des khêt selon le ratio population chinoise/tous inscrits
Figure 24 -
Figure 24 - Khêt ayant plus de 12% de Chinois en 1873

En tenant compte des observations qualitatives des auteurs, deux conclusions importantes ressortent :

1 - Près de la moitié de la population chinoise vivant en dehors de Phnom Penh s’adonne à l’agriculture commerciale  165 .

2 - Cette population, concentrée dans les Résidences de Kompong Cham, Takéo et Kandal, abandonne largement les signes distinctifs de son ethnie entre 1873 et 1921.

Il reste à essayer de comprendre les motivations d’un tel mouvement et ses conséquences réelles pour les deux ethnies.

Notes
161.

Par contre la sommation de comptages locaux, loin de produire une compensation des erreurs conduit a l’accumulation des biais (ici sous-évaluation).

162.

Si on estime que le croît naturel dans Svay Rieng est proche de celui de la Résidence voisine de Prey Veng, il y aurait eu environ 40.000 migrants (hommes, femmes, enfants) en 50 ans, soit moins de 500 par an si la population migrante a le même croît naturel que la population installée.

163.

On peut faire une évaluation sommaire du nombre d’adultes concernés. Si le taux apparent avait été identique à celui des Résidences à faible flux d’immigration (2,34 % l’an), il y aurait eu un peu moins de 15.000 adultes chinois en Kompong Cham (contre 6.358 Chinois et Sino-Khmers recensés) et un peu plus de 11.000 en Takeo (contre 3.325). 16.000 inscrits seraient « devenus Khmers ». Ce chiffre est sans doute un peu faible car ces provinces riches attiraient les immigrants et on considère que la croissance du peuplement khmer ne pouvait être inférieure à la moyenne, le maximum probable est de 22.000 inscrits.

164.

Sept khêt ne sont pas pris en compte. Parmi ceux-ci la proportion de Chinois est assez élevée : 12 à 16 %. Cinq d’entre eux (Khsasch Kandal, Tbaung Khmum, Kratié, Kang Meas et Tréang) contiennent nombre d’agriculteurs chinois, mais leur part dans la population totale reste relativement faible à cause de l’étendue relative de l’arrière-pays cultivé en rizières.

165.

D’où le caractère abusif de l’identification trop souvent faite Chinois = commerçants, qui empêche complètement de comprendre les relations entre les ethnies khmère et chinoise.