3.3. Les motifs de l’assimilation ; rente foncière royale, domination marchande et équilibre alimentaire.

Au départ, les immigrants sont plutôt agriculteurs par nécessité, mais les conditions de la culture, la modicité de leurs revenus qui sont « écrémés » par le roi et les commerçants, les incitent à se contenter de cette situation et à la consolider.

Si nombre de Chinois viennent habiter les berges, c’est moins par goût pour une agriculture qui ne leur permettait pas de (sur)vivre en Chine que par la tentation d’une spéculation, grâce à laquelle ils amasseraient le petit capital initial indispensable pour se livrer au commerce. Cette activité, où ils profiteront au maximum de certains avantages - comme leur meilleure connaissance des transactions monétaires ou la solidité de la corporation chinoise et de sa structure financière - est la seule qui soit susceptible de les enrichir suffisamment pour leur permettre de retourner en Chine, ou au moins de s’y faire enterrer parmi les ancêtres.

Le succès n’est pas assuré et les agriculteurs des berges en sont conscients puisqu’un « vieux métis sino-cambodgien » déclarait à Aymonier en 1880 (AOM Aix 11.952) « nous autres planteurs de coton de ce pays-ci pouvons être comparés aux joueurs : la chance a le plus grand rôle ». Et de fait, la fortune ne sourit-elle sans doute qu’à une infime minorité, les autres, en partie découragés, se contentant d’assurer leur subsistance.

Le système fiscal, élément stratégique important, montre bien la diversité des attitudes. Si on le compare aux 20 ligatures de rachat de corvée des régnicoles, l’impôt personnel dû par les Chinois est plutôt modeste : 6 ligatures (environ 1 $) jusqu’en 1870, 20 ligatures (30 pour les commerçants) jusqu’en 1884  166 . En revanche, les taxes qu’ils paient en contrepartie de leur installation sur le domaine public sont assez élevées.

C’est que le roi n’ignore pas que les terres de berges rapportent plus que les rizières. A raison de 400 kgs à l’hectare, une terre plantée en cotonnier donne un revenu de 25 $ vers 1880 ; on peut estimer que les autres cultures (cultures dérobées, jardinets, kapokiers, etc.) permettent d’accroître d’environ 50 % ce chiffre. Un hectare rapporte donc un peu plus de 35 $. A la même époque, une rizière fournit 16 picul de paddy valant 12 à 15 $, soit moins de la moitié  167 .

Ce revenu, qui est monétarisé, est tentant pour le roi. Le système de taxation ancien, décrit par un vieillard à Aymonier (AOM Aix 11.952) consistait en une taxe fixe :

‘[…] Dans son jeune âge, les terres n’étaient pas louées et payaient un impôt fixe de 8 livres cambodgiennes (5 à 6 $). Les lots étaient répartis annuellement sans adjudication mais peu à peu ils furent recherchés, disputés et adjugés.’

Cette évolution est sans doute due au développement d’une concurrence, mais celle-ci a été activée du fait de la diversité et de l’instabilité extrême de la qualité des sols. En effet, la richesse du chamcar dépend du limonage : les terres situées près de la rive sont régulièrement et longuement recouvertes par les eaux et fertilisées, alors que le sommet du bourrelet de berge ne reçoit qu’une mince couche de particules fines et sableuses beaucoup moins riches. Les concessions tiennent compte de cette particularité : ce sont de longues bandes perpendiculaires à la rive du fleuve, soigneusement délimitées en largeur sur la berge, alors que leur longueur n’est que sommairement mesurée. Le droit d’exploitation correspond donc à une longueur de rive. La taxe par unité de surface ou par brasse de rive est très variable en 1880, dix brasses (20 m) mesurées sur la rive se louent de 0,15 à 7 $ (4 $ en moyenne) ; l’imposition à l’hectare ressort à 8,5 $ en moyenne (de 3 à 15 $).

Cette diversité traduit évidemment des différences de productivité. La densification de la population est sans doute à l’origine du développement de l’adjudication : dans l’île de Koh Sautin, les lots n’ont guère plus de 30 mètres de rive et 0,6 hectare de superficie imposée (AOM Aix 12.626 ; 1884).

Le système de taxation s’avère assez efficace, au moins si on compare son rendement à celui de l’impôt sur le paddy : à Koh Sautin, en année médiocre, l’imposition moyenne atteint 8,5 à 9 $ à l’hectare, soit le quart des 35 $ de revenu brut mentionnés plus haut. Un hectare de rizière, taxé au dixième, ne fournit guère que l’équivalent en nature de 1,5 $.

Les chiffres globaux confirment à peu près ce taux de 25 % : les produits des berges, qui sont taxés à 10 % lors de leur passage à la douane, rapportent par ce biais de 30 à 50.000 $ par an vers 1875-1880. Pendant la même période, le montant de la location des chamcar est du même ordre de grandeur (35-45.000 $), mais nombre de terres de berges, moins productives, ne sont pas adjugées. De ce fait, le taux moyen est sans doute compris entre 10 et 20 %, s’élevant jusqu’à 25 % dans les îles les plus opulentes. Au total, le roi s’adjugeant une bonne part de la rente différentielle des producteurs de berges, il en résulte qu’à revenu brut égal un riziculteur ayant 2,3 ha dispose d’un revenu net d’impôt de 31,5 $, tandis qu’un agriculteur des berges n’a plus que 26 $ (35 moins 9).

Mais cette efficacité moyenne du système d’adjudication qui pourrait décourager toute spéculation dissimule nombre d’imperfections. Notamment, le fleuve qui distribue le limon ne le fait pas avec régularité : il détruit des pans entiers de rive pour les reconstituer plus loin, ruinant les uns au profit des autres. La procédure d’adjudication est bien adaptée à une situation aussi mouvante en rendant moins utile un contrôle rigoureux sur les cultures et en permettant une adaptation rapide. Pourtant, certains agriculteurs tentent leur chance Baudoin (1905, 53) rapporte que,

‘[...] dans les îles de Kassutin, d’année en année, les sables se recouvrent d’alluvions ; les indigènes se livrent à une véritable spéculation, demandant par avance à payer l’impôt pour ces sables dont ils veulent s’assurer la possession dans l’espoir de les voir se recouvrir d’alluvions par la suite.’

Lourdement taxés en moyenne et tentés par la spéculation, les agriculteurs des berges sont des proies toutes désignées pour les marchands/usuriers. Dès le départ, l’agriculture des berges est marchande. La culture des biens de subsistance est pratiquée avec succès puisque Moura (1883, I, 25) dit des paddys repiqués au retrait des eaux au commencement d’octobre et coupés en février (paddy de saison sèche) qu’ils sont « les plus beaux du pays et ceux qui possèdent le plus de propriétés nutritives ». L’arrière-berge se prête également parfois à la culture du riz flottant et les cultures intercalaires de féculents (haricots) ou de maïs blanc apportent un complément. Mais, au total, les lieux propices à ces cultures sont restreints et conviennent souvent moins bien au paddy qu’à d’autres plantes de grande valeur qui seules peuvent permettre de subsister sur un terroir trop petit. Le paysan des berges est donc dès le départ spécialisé . Delvert pense que l’implantation des Chinois sur les berges provient du besoin des commerçants de cette ethnie de produire de quoi troquer avec les paysans khmers. On ne peut rejeter cette hypothèse, mais la simple observation des flux d’échanges montre que cet objectif est secondaire au milieu du XIXe siècle et se limite exclusivement à la fourniture de paddy pour la consommation : les produits exportés provenant du pays khmer (paddy, produits de la forêt, animaux et dépouilles, etc.) ont une valeur atteignant à peine le cinquième de celle des exportations des berges jusqu’en 1883, s’élevant aux deux tiers en 1886-1887. Les produits des berges vont donc pour l’essentiel en dehors des campagnes khmères. Compte-tenu de la médiocrité du marché « urbain » local et de l’absence de transformation en aval, les produits des berges doivent être vendus sur le marché mondial/régional et suivre la filière des intermédiaires, tout à la fois transporteurs, commerçants et usuriers. Le cultivateur, qui fait face à des fluctuations considérables de la production, se trouve enserré dans une série de contraintes extrêmement rigides. Les prix sont déterminés en dehors de lui. Les taxes fixées à l’avance s’ajustent mal au niveau de la récolte et s’il peut bénéficier du retard des hausses, il aura de la peine à obtenir une baisse en cas de mauvaise récolte  168 . Enfin, on va le voir, il est parfois contraint d’acheter son paddy aux commerçants, au lieu de le troquer avec le paysan khmer. Tous ces éléments le contraignent à engager sa récolte contre du paddy ou du numéraire. Cette situation existe dès la fin du XIXe siècle. Elle est mise en évidence lors de l’implantation, en 1891, d’une usine d’égrenage du coton par des Français (usine Praire et Cie) à Khsasch Kandal : les industriels ne trouvent pas de coton à acheter et sont contraints d’utiliser les services d’intermédiaires chinois qui ont déjà acquis la récolte sur pied.

On retrouve la même relation observée avec les riziculteurs : les commerçants ne cherchent pas à s’emparer directement de la production. En revanche, ils vont utiliser leur influence pour orienter l’activité, ce qui explique les changements rapides et fréquents dans le choix des cultures auxquels procéde le neak chamcar : le maïs roux, dont la culture prend son essor dans les années 1920, n’est pratiquement plus produit dans les années 1950, qui voient un regain d’intérêt pour le kapokier. De telles mutations, qui ont entraîné la mise en culture, puis l’abandon, de 200.000 hectares  169 , n’ont pu se produire sans une liaison étroite entre l’appareil commercial et la paysannerie, le premier imposant les lois du marché.

‘Les cours du maïs se sont effondrés depuis que le Cambodge est privé - par la guerre - du marché français : les marchands chinois refusent de faire des avances sur le maïs mais font des avances sur le sandek-bay ; celui-ci depuis 1945 a trouvé un excellent marché en Chine.’

Delvert (1961, 422), qui constate ce rôle d’orientation, le considère comme dynamique et positif, puisqu’il accélère une adaptation qui se révèlera indispensable. Mais cet aspect ne doit pas dissimuler que, contraints de suivre les fluctuations du marché mondial, les agriculteurs ne peuvent envisager une spécialisation à long terme et se trouvent encore davantage coupés du marché intérieur. Ce problème essentiel ne leur échappait pas et c’est bien à partir de là qu’on peut comprendre le mouvement d’assimilation des Chinois.

Dès le XIXe siècle, il apparaît que nombre de Chinois se détournent largement d’une spéculation fort hasardeuse. Aymonier (AOM Aix 11.952) remarque que les lots des berges « restent généralement aux mêmes individus, et ne sont guère surenchéris avec ardeur que là où sont les dépôts alluvionnaires récents » ; de fait, la proportion des parcelles qui changent de mains chaque année est modeste ; 25 % environ à Koh Samrong et Koh Luong qui sont pourtant des iles bien alluvionnées. Une dizaine d’années plus tard un témoignage évoque de façon similaire l’existence d’une

‘infinité de petites parcelles soi-disant louées annuellement à autant de cultivateurs. En réalité les mêmes habitants cultivent les mêmes parcelles sur lesquelles il est admis qu’ils possèdent un droit d’usage. (AOM Paris NF 587 ; 27.06.1890).’

A côté des spéculateurs cherchant des terres à haut rendement financier, au prix d’investissements lourds et/ou risqués, il y a aussi des paysans qui préfèrent une certaine sécurité. Il est évident que ces derniers, en renonçant à tout espoir de « superprofit » ne peuvent plus guère songer à un retour au pays natal et que leur principale préoccupation est d’assurer leur existence. Or, l’une des difficultés vient de la nécessité de se procurer les biens de subsistances. Le déficit peut normalement être couvert par troc avec l’arrière-pays, et â bon compte, puisque les produits des berges, qui incorporent beaucoup de travail et bénéficient d’une rente de situation, ont des prix (ou des rapports d’échange) favorables. Mais les rapports de troc sont très profondément déséquilibrés les produits des berges, s’ils sont très appréciés du paysan khmer - qui les produit difficilement - ne représentent pour lui qu’un complément, constitué de denrées non essentielles, dont il peut trouver des substituts. Si sa récolte de riz a été mauvaise, il est évident qu’il n’acceptera pas de s’en dessaisir, et ceci quelque soit le rapport d’échange offert  : il renoncera à la soie d’un habit neuf en attendant des jours meilleurs et utilisera un peu de son temps libre à chercher des lianes, qui complèteront la production de sa planche de mauvais tabac. Le troc, qui ne repose pas sur une véritable division du travail, s’interrompt dès que le surplus du paysan khmer disparaît.

L’agriculteur des berges subit donc fortement la loi capricieuse des excédents et des déficits. Les chiffres décrivant l’utilisation du paddy dans la circonscription de Kratié (Leclère 1903, 565-570) en donnent une bonne illustration. Leclère distingue le paddy recensé pour l’impôt selon qu’il se trouve chez les cultivateurs ou chez les non-cultivateurs ; ceux-ci sont des commerçants ou des consommateurs qui ont fait leurs achats avant le passage des percepteurs. Les khêt concernés (Kratié, Kanchor, Chhlong et Stung Trang) ont eu une bonne récolte en 1902 (5.200 t imposées) et une médiocre (3.600 t) en 1903. Les éléments détaillés fournis par l’auteur autorisent un test de la qualité des chiffres : la mauvaise année entraîne la détaxation de 425 producteurs qui tombent en-dessous de la barre des 10 thang (220 kgs) en magasin ; or, en 1902, il y a 783 agriculteurs qui ne disposent que de 10 à 20 thang de paddy. Une baisse de production de 30 % aboutit ainsi à détaxer environ 50 % de ces agriculteurs ce qui est cohérent. Si ces chiffres sont bien fiables, leur signification est évidente : alors que les effectifs des deux groupes (cultivateurs et non-cultivateurs) évoluent de façon parallèle, diminuant respectivement de 15 et 18 %, la diminution des quantités détenues par les seconds atteint 50 %, contre 15 % seulement aux premiers. Si l’on ne prend en compte que la province de Stung Trang, qui est la plus cultivée en riz et contribue pour moitié à la production de la circonscription, l’écart est encore plus grand : les non-cultivateurs voient leurs « réserves » diminuer de 60 % contre 3 % aux cultivateurs. A l’évidence, si une mauvaise récolte de paddy met en difficulté le paysan khmer, elle s’avère désastreuse pour le neak chamcar qui est contraint d’acheter du riz à grand prix à des intermédiaires, alors même que sa récolte très fluctuante a été faible et/ou s’est mal vendue.

Les agriculteurs chinois des berges ont donc de puissantes motivations à chercher l’intégration au milieu khmer. Lorsqu’ils ont abandonné leurs ambitions initiales, ils sont fortement incités à consolider leur position sur place. Le principal moyen est le mariage  : le déséquilibre prononcé du sex ratio de la communauté chinoise pousse ses membres à chercher une épouse en pays khmer. Or, le mariage a une forte puissance intégrative en insérant le mari dans des relations familiales dont l’instabilité de sa situation lui montre toute l’importance. La communauté chinoise diluée dans les villages a de la peine à maintenir son originalité et la descendance abandonne progressivement mais inéluctablement les signes distinctifs de l’ethnie chinoise en une ou deux générations, puis adopte un mode de vie très similaire a celui des agriculteurs khmers, même si ce contact ne se fait pas sans « échanges ».

Notes
166.

A cette date, les Français la portent à 5,5 $. Ils vont par la suite mettre en place un système de patente onéreux pour les commerçants.

167.

On retrouve ce rapport de 1 à 2 ou 2,5 un siècle plus tard : Delvert (1967) considère que le revenu tiré de 0,8 ha de chamcar est identique à celui fourni par 2 ha de rizière.

168.

A moyen terme, la diminution de la concurrence permet d’ajuster les prix de location. La taxe de 50 ligatures pour 20 mètres de rive en 1872 tombe à 30 ligatures en 1880, ce qui correspond à peu près à la baisse de la production qui passe de 8.000 à 3.600 t.

169.

L’impulsion à cette culture est venue d’une décision accordant du privilèges à l’importation en France, d’où le retournement brutal dû à la guerre, puis à l’indépendance.